Manchette, Le petit bleu de la côte Ouest, chapitre 1 (1976)

Proposition de plan pour la lecture analytique: Manchette LA1

AVERTISSEMENT : Avant de lire le premier chapitre du roman de Jean-Patrick Manchette, je vous suggère de vous installer confortablement dans un fauteuil et d’écouter les morceaux répertoriés ci-dessous. Vous comprendrez alors tout de suite pourquoi le roman s’intitule Le petit bleu de la côte Ouest… (il est en revanche fortement déconseillé de consommer du « bourbon 4 Roses » avant de prendre le volant de sa « Mercedes gris acier ». Surtout à 145 km/h. Surtout au milieu de la nuit sur le périphérique. Bref. Contentez-vous d’écouter du blues). Bonne lecture.

SH.

Jean-Patrick Manchette

Le petit bleu de la côte Ouest

1976

Chapitre 1

   

Et il arrivait parfois ce qui arrive à présent : Georges Gerfaut est en train de rouler sur le boulevard périphérique extérieur. Il y est entré porte d’Ivry. Il est deux heures et demie ou peut-être trois heures un quart du matin. Une section du périphérique intérieur est fermée pour nettoyage et sur le reste du périphérique intérieur la circulation est quasi nulle. Sur le périphérique extérieur, il y a peut-être deux ou trois ou au maximum quatre véhicules par kilomètre. Quelques-uns sont des camions dont plusieurs sont extrêmement lents. Les autres véhicules sont des voitures particulières qui roulent toutes à grande vitesse, bien au-delà de la limite légale. Plusieurs conducteurs sont ivres. C’est le cas de Georges Gerfaut. Il a bu cinq verres de bourbon 4 Roses. D’autre part il a absorbé, voici environ trois heures de temps, deux comprimés d’un barbiturique puissant. L’ensemble n’a pas provoqué chez lui le sommeil, mais une euphorie tendue qui menace à chaque instant de se changer en colère ou bien en une espèce de mélancolie vaguement tchékhovienne et principalement amère qui n’est pas un sentiment très valeureux ni intéressant. Georges Gerfaut roule à 145 km/h.

Georges Gerfaut est un homme de moins de quarante ans. Sa voiture est une Mercedes gris acier. Le cuir des sièges est acajou, et de même l’ensemble des décorations intérieures de l’automobile. L’intérieur de Georges Gerfaut est sombre et confus, on y distingue vaguement des idées de gauche. Au tableau de bord de la voiture, au-dessus des cadrans, se voit une petite plaque métallique mate où sont gravés le nom de Georges, son adresse, son groupe sanguin et une représentation merdeuse de saint Christophe. Par le truchement de deux diffuseurs – un sous le tableau de bord, un sur la plage arrière – un lecteur de cassettes diffuse à bas niveau du jazz de style West-Coast : du Gerry Mulligan, du Jimmy Giuffre, du Bud Shank, du Chico Hamilton. Je sais par exemple qu’à un moment, ce qui est diffusé est Truckin’, de Rube Bloom et Ted Koelher, par le quintette de Bob Brookmeyer.

La raison pour laquelle Georges file ainsi sur le périphérique avec des réflexes diminués et en écoutant cette musique-là, il faut la chercher surtout dans la place de Georges dans les rapports de production. Le fait que Georges a tué au moins deux hommes au cours de l’année n’entre pas en ligne de compte. Ce qui arrive à présent arrivait parfois auparavant.

 

 

Le texte en format PDF (pour l’oral du bac):

Manchette-côteOuest-1

Ce contenu a été publié dans Archives, Il n'est pas interdit de lire pour le plaisir..., avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.