Gabriel de Guilleragues, 1669 – Lettres d’une religieuse portugaise (Lettre 1 – extrait)

 

Comment se peut-il faire que les souvenirs de moments si agréables, soient devenus si cruels ? et faut-il que contre leur nature ils ne servent qu’à tyranniser mon cœur ?

Hélas ! votre dernière lettre le réduisit en un étrange état : il eut des mouvements si sensibles, qu’il fit, ce semble, des efforts pour se séparer de moi et pour vous aller trouver. Je fus si accablée de toutes ces émotions violentes, que je demeurai plus de trois heures abandonnée de tous mes sens. Je me défendis de revenir à une vie que je dois perdre pour vous, puisque je ne puis la conserver pour vous. Je revis enfin, malgré moi, la lumière ; je me flattais de sentir que je mourais d’amour ; et d’ailleurs j’étais bien aise de n’être plus exposée à voir mon cœur déchiré par la douleur de votre absence. Après ces accidents, j’ai eu beaucoup de différentes indispositions ; mais puis-je jamais être sans maux tant que je ne vous verrai pas ? Je les supporte cependant sans murmurer, puisqu’ils viennent de vous.

Quoi ? est-ce là la récompense, que vous me donnez pour vous avoir si tendrement aimé ? Mais il n’importe, je suis résolue à vous adorer toute ma vie, et à ne voir jamais personne ; et je vous assure que vous ferez bien aussi de n’aimer personne. Pourriez-vous être content d’une passion moins ardente que la mienne ? Vous trouverez peut-être plus de beauté (vous m’avez pourtant dit autrefois que j’étais assez belle), mais vous ne trouverez jamais tant d’amour, et tout le reste n’est rien.

Ne remplissez plus vos lettres de choses inutiles, et ne m’écrivez plus de me souvenir de vous. Je ne puis vous oublier, et je n’oublie pas aussi que vous m’avez fait espérer que vous viendrez passer quelque temps avec moi.

Hélas ! pourquoi n’y voulez-vous pas passer toute votre vie ? S’il m’était possible de sortir de ce malheureux cloître, je n’attendrais pas en Portugal l’effet de vos promesses : j’irais, sans garder aucune mesure, vous chercher, vous suivre, et vous aimer par tout le monde.

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