CICÉRON, De l’orateur. Question d’interprétation :
Selon Cicéron dans ce texte, la rhétorique est-elle une technique ou une vertu ?
Éléments de correction
Thèse (et réponse explicite à la question d’interprétation) :
Une mauvaise compréhension de ce qu’est la rhétorique la fait voir comme une technique qu’il est extraordinaire de bien maîtriser, tant elle apporte de puissance à celui qui la maîtrise. Elle revêt une apparence de vertu. En outre, en tant que technique, elle peut se transmettre, comme tout savoir-faire, de l’extérieur.
Mais pour Cicéron, cela ne suffit pas. Il y a un engagement intérieur, éthique, du bon orateur. La vraie et bonne rhétorique ne relève de la vertu que si elle est associée :
- A un véritable travail sur le contenu du discours (recherche de la vérité)
- Aux autres vertus, notamment sagesse et probité (recherche du bien)
Sans cela, la rhétorique comprise comme simple technique devient très dangereuse.
Thème : la rhétorique, c’est-à-dire l’art de la parole qui vise à persuader ; il s’agit d’une technique du discours, de l’éloquence.
Problème : si, comme le dit la définition traditionnelle de la rhétorique, il ne s’agit « que » d’une technique, alors, cela veut dire qu’elle n’est qu’un ensemble de moyens, de savoir-faire, mis au service d’une fin (= d’un objectif final) : persuader son auditoire. Faut-il donc considérer qu’elle est dénuée de toute dimension morale ? Les professeurs de rhétorique n’ont-ils d’autres responsabilités que celle d’enseigner des « trucs », des « recettes » pour bien parler, dans le seul et unique objectif de prendre un destinataire par sa sensibilité et le rallier à sa cause ? Cela ne devient-il pas dangereux ? En effet, si par exemple un ignorant, mais qui s’exprime avec excellence, parvient à faire croire n’importe quoi à n’importe qui, ou, plus grave encore, si un rhéteur profondément immoral, réussit à persuader toute une foule d’idées ignobles, « grâce » à son talent d’orateur, s’agit-il encore d’un « talent » ? La vertu est une qualité morale, une disposition réfléchie et volontaire qui porte à faire le bien et à éviter le mal. Ainsi, peut-on envisager une rhétorique comprise comme l’art de bien parler, en vue non seulement de persuader, mais surtout de le faire au nom du bien, en visant le bien, et non pas en visant la persuasion de n’importe quoi ?
(Vous remarquerez qu’à ce stade du travail, on a défini les trois termes-clés du sujet : rhétorique, technique, et vertu).
Enjeux : il s’agit évidemment en premier lieu d’enjeux moraux, puisque qu’on interroge l’usage, la finalité et les résultats de l’art de l’éloquence. Ces interrogations font suite aux débats qui avaient lieu dans l’antiquité grecque, puis romaine ; mais elles résonnent encore aujourd’hui, alors que bon nombre d’orateurs attachent plus d’importance à la forme de leurs discours, dans le but de persuader, qu’au fond de leur propos ; ils expriment parfois ce qu’on appelle des « non-vérités », des « contre-vérités », pour ne pas dire toute simplement des mensonges. L’enjeu se déplace ainsi sur la véritable nature de la rhétorique : contient-elle en elle-même une dimension morale, ou non ? Des professeurs ou comédiens qui forment des élèves à l’éloquence doivent s’emparer du problème avant d’enseigner.
Étapes de l’argumentation :
- Raillez donc, je vous le conseille, et méprisez tous ces gens qui s’imaginent, grâce aux préceptes des personnages qu’on appelle aujourd’hui rhéteurs, avoir saisi tous les secrets de l’art oratoire, et qui n’ont pu encore comprendre que rôle ils ont à jouer, quels devoirs leur profession leur impose.
Cicéron commence par critiquer ceux qui réduisent la rhétorique à une technique, comme s’il suffisait d’apprendre un ensemble de procédés, de « recettes » à appliquer mécaniquement. Il appelle à comprendre les enjeux et la responsabilité morale des rhéteurs. Bien parler n’est pas un acte purement technique ; c’est aussi un art éthique.
- Le véritable orateur, puisque la vie humaine toute entière est le domaine où il se meut, la matière sur laquelle il travaille, aura examiné, entendu, lu, discuté, traité, agité toutes les questions qui s’y rattachent.
Il oppose à cette mauvaise image du rhéteur celle du « véritable orateur ». Aussi ne critique-t-il pas la rhétorique en elle-même (Cicéron est lui-même un orateur !), mais plutôt une mauvaise compréhension de la rhétorique. Il s’agit alors pour lui de définir ce qu’est la vraie, la bonne rhétorique. Le premier critère qui ressort ici est celui de l’exigeant travail intellectuel qu’un bon rhéteur entreprend au préalable. Étant donné que la rhétorique n’a pas d’objet en particulier (cf. Gorgias de Platon), elle est donc susceptible de porter sur n’importe quel sujet ! C’est ce qui fait porter au rhéteur une grande responsabilité : celle de dire quelque chose de vrai, de pertinent, d’instruit, nourri et cultivé par de véritables connaissances, qu’il aura pris soin de rechercher et d’étudier.
- L’éloquence en effet, est vraiment au nombre des principales vertus, et je sais bien que toutes les vertus sont toutes égales entre elles et de même degré, néanmoins certaines nous apparaissent plus belles extérieurement et plus éclatantes que les autres. Telle est cette puissance dont nous parlons, qui embrassant l’ensemble des connaissances, traduit avec des mots les sentiments et les pensées de l’âme, de manière à entraîner l’auditeur du côté où elle applique son effort.
Mais ce n’est encore pas dire assez, pour Cicéron, sur les bienfaits d’une rhétorique bien comprise. Parce qu’elle est susceptible de porter sur tous les sujets, et parce qu’elle fait ainsi preuve d’une grande exigence dans la qualité de la diffusion des connaissances, elle suppose une union entre savoir, pensée et expression, et cette union lui confère une puissance d’autant plus grande. L’orateur met des mots sur « les sentiments et les pensées de l’âme ». Il met en œuvre les pensées et les sentiments de l’âme dans un langage capable de convaincre sans tromper. La rhétorique devient donc une manifestation concrète de l’âme, et non un simple outil technique.
- Mais, plus sa puissance est grande, plus il faut que s’y joignent une haute probité et une sagesse exemplaires. A des hommes privés de ces vertus, donner les moyens de parler, ce n’est pas en faire des orateurs, c’est mettre en quelque sorte des armes aux mains des forcenés.
L’orateur a la pouvoir de séduire, entraîner, influencer, voire manipuler. Sans honnêteté ni sagesse, sa parole devient une arme redoutable. L’art de la parole peut être destructeur s’il n’est pas guidé par une autre finalité que la seule persuasion : il doit viser la recherche du vrai et du bien. Loin d’être neutre, comme le serait une technique considérée pour elle-même, la rhétorique suppose une éthique du discours. La rhétorique, alors comprise comme une sagesse mise admirablement en mots, devient un art exigeant, qui n’est véritablement éthique et puissant que lorsqu’il est pratiqué par un orateur vertueux, pleinement engagé dans son propos. A cette condition, elle peut être définie comme un art noble, et même comme une vertu à part entière.
