Lorsque nous commençâmes à nous occuper de cette Entreprise, la plus vaste peut-être qu’on ait jamais conçue en Littérature, nous ne nous attendions qu’aux difficultés qui naitraient de l’étendue et de la variété de son objet ; mais ce fut une illusion passagère, et nous ne tardâmes pas à voir la multitude des obstacles physiques que nous avions pressentis, s’accroitre d’une infinité d’obstacles moraux auxquels nous n’étions nullement préparés. Le monde a beau vieillir, il ne change pas ; il se peut que l’individu se perfectionne, mais la masse de l’espèce ne devient ni meilleure ni pire ; la somme des passions malfaisantes reste la même, et les ennemis de toute chose bonne et utile sont sans nombre aujourd’hui comme autrefois.
De toutes les persécutions qu’ont eu à souffrir dans tous les temps et chez tous les peuples, ceux qui se sont livrés à la séduisante et dangereuse émulation d’inscrire leurs noms dans la liste des bienfaiteurs du genre humain, il n’en est presqu’aucune qu’on n’ait exercée contre nous. Ce que l’Histoire nous a transmis des noirceurs de l’envie, du mensonge, de l’ignorance, et du fanatisme, nous l’avons éprouvé. Dans l’espace de vingt années consécutives, à peine pouvons-nous compter quelques instants de repos. Après des journées consumées dans un travail ingrat et continu, que de nuits passées dans l’attente des maux que la méchanceté cherchait à nous attirer ! Combien de fois ne nous sommes-nous pas levés incertains, si cédant aux cris de la calomnie, nous ne nous arracherions pas à nos parents, à nos amis, à nos concitoyens, pour aller sous un ciel étranger chercher la tranquillité qui nous était nécessaire, et la protection qu’on nous y offrait ! Mais notre patrie nous était chère, et nous avons toujours attendu que la prévention fit place à la justice. Tel est d’ailleurs le caractère de l’homme qui s’est proposé le bien, et qui s’en rend à lui-même le témoignage, que son courage s’irrite des obstacles qu’on lui oppose, tandis que son innocence lui dérobe ou lui fait mépriser les périls qui le menacent. L’homme de bien est susceptible d’un enthousiasme que le méchant ne connait pas.
Le sentiment honnête et généreux qui nous a soutenus, nous l’avons aussi rencontré dans les autres. Tous nos Collègues se sont empressés à nous seconder ; et c’est lorsque nos ennemis se félicitaient de nous avoir accablés, que nous avons vu des hommes de lettres et des gens du monde qui s’étaient jusqu’alors contentés de nous encourager et de nous plaindre, venir à notre secours et s’associer à nos travaux. Que ne nous est-il permis de désigner à la reconnaissance publique tous ces habiles et courageux auxiliaires ! mais puisqu’il n’en est qu’un seul que nous ayons la liberté de nommer, tâchons du-moins de le remercier dignement. C’est M. le Chevalier de Jaucourt.
Si nous avons poussé le cri de joie du matelot, lorsqu’il aperçoit la terre, après une nuit obscure qui l’a tenu égaré entre le ciel et les eaux, c’est à M. le Chevalier de Jaucourt que nous le devons. Que n’a-t-il pas fait pour nous, surtout dans ces derniers temps ? Avec quelle constance ne s’est-il pas refusé à des sollicitations tendres et puissantes qui cherchaient à nous l’enlever ? Jamais le sacrifice du repos, de l’intérêt et de la santé ne s’est fait plus entier et plus absolu. Les recherches les plus pénibles et les plus ingrates ne l’ont point rebuté. Il s’en est occupé sans relâche, satisfait de lui-même, s’il pouvait en épargner aux autres le dégout. Mais c’est à chaque feuille de cet Ouvrage à suppléer ce qui manque à notre éloge ; il n’en est aucune qui n’atteste et la variété de ses connaissances et l’étendue de ses secours.
Le Public a jugé les sept premiers volumes ; nous ne demandons pour ceux-ci que la même indulgence. Si l’on ne veut pas regarder ce Dictionnaire comme un grand et bel ouvrage, on sera d’accord avec nous, pourvu qu’on ne nous envie pas jusqu’à l’avantage d’en avoir préparé les matériaux. Du point d’où nous sommes partis jusqu’au point où nous sommes arrivés, l’intervalle était immense ; et pour atteindre le but que nous avons eu la hardiesse ou la témérité de nous proposer, peut-être ne nous a t-il manqué que de trouver la chose où nous la laissons, et d’avoir eu à commencer où nous avons fini. Grâce à nos travaux, ceux qui viendront après nous, pourront aller plus loin. Sans prononcer sur ce qu’ils auront encore à faire, nous leur transmettrons du-moins le plus beau recueil d’instruments et de machines qui ait existé, avec les Planches relatives aux arts mécaniques [1], la description la plus complète qu’on en ait encore donnée, et sur toutes les sciences une infinité de morceaux précieux. O nos Compatriotes et nos Contemporains, avec quelque sévérité que vous jugiez cet Ouvrage, rappelez-vous qu’il a été entrepris, continué, achevé par un petit nombre d’hommes isolés, traversés dans leurs vues, montrés sous les aspects les plus odieux, calomniés et outragés de la manière la plus atroce, n’ayant d’autre encouragement que l’amour du bien, d’autre appui que quelques suffrages, d’autres secours que ceux qu’ils ont trouvés dans la confiance de trois ou quatre commerçans.
Notre principal objet était de rassembler les découvertes des siècles précédents ; sans avoir négligé cette première vue, nous n’exagérerons point en appréciant à plusieurs volumes in-folio ce que nous avons porté de richesses nouvelles au dépôt des connaissances anciennes. Qu’une révolution dont le germe se forme peut-être dans quelque canton ignoré de la terre, ou se couve secrètement au centre même des contrées policées, éclate avec le temps, renverse les villes, disperse de nouveau les peuples, et ramène l’ignorance et les ténèbres ; s’il se conserve un seul exemplaire entier de cet Ouvrage, tout ne sera pas perdu.
On ne pourra du-moins nous contester, je pense, que notre travail ne soit au niveau de notre siècle, et c’est quelque chose. L’homme le plus éclairé y trouvera des idées qui lui sont inconnues, et des faits qu’il ignore. Puisse l’instruction générale s’avancer d’un pas si rapide que dans vingt ans d’ici il y ait à peine en mille de nos pages une seule ligne qui ne soit populaire ! C’est aux Maitres du monde à hâter cette heureuse révolution. Ce sont eux qui étendent ou resserrent la sphère des lumières. Heureux le temps où ils auront tous compris que leur sécurité consiste à commander à des hommes instruits ! Les grands attentats n’ont jamais été commis que par des fanatiques aveuglés. Oserions-nous murmurer de nos peines et regretter nos années de travaux, si nous pouvions nous flatter d’avoir affaibli cet esprit de vertige si contraire au repos des sociétés, et d’avoir amené nos semblables à s’aimer, à se tolérer et à reconnaitre enfin la supériorité de la Morale universelle sur toutes les morales particulières qui inspirent la haine et le trouble, et qui rompent ou relâchent le lien général et commun ?
Tel a été par-tout notre but. Le grand et rare honneur que nos ennemis auront recueilli des obstacles qu’ils nous ont suscités ! L’entreprise qu’ils ont traversée avec tant d’acharnement, s’est achevée. S’il y a quelque chose de bien, ce n’est pas eux qu’on en louera, et peut-être les accusera-t-on de ses défauts. Quoi qu’il en sait, nous les invitons à feuilleter ces derniers volumes. Qu’ils épuisent sur eux toute la sévérité de leur critique, et qu’ils versent sur nous toute l’amertume de leur fiel, nous sommes prêts à pardonner cent injures pour une bonne observation. S’ils reconnaissent qu’ils nous ont vu constamment prosternés devant les deux choses qui font le bonheur des sociétés et les seules qui soient vraiment dignes d’hommages, la Vertu et la Vérité, ils nous trouveront indifférents à toutes leurs imputations.
Quant à nos Collègues, nous les supplions de considérer que les matériaux de ces derniers volumes ont été rassemblés à la hâte et disposés dans le trouble : que l’impression s’en est faite avec une rapidité sans exemple : qu’il était impossible à un homme, quel qu’il fût, de conserver en une aussi longue révision, toute la tête qu’exigeait une infinité de matières diverses, et la plupart très-abstraites : et que s’il est arrivé que des fautes, même grossières, aient défiguré leurs articles, ils ne peuvent en être ni offensés ni surpris. Mais pour que la considération dont ils jouissent, et qui doit leur être précieuse, ne se trouve compromise en aucune manière, nous consentons que tous les défauts de cette édition nous soient imputés sans réserve. Après une déclaration aussi illimitée et aussi précise, si quelques-uns oubliaient la nécessité où nous avons été de travailler loin de leurs yeux et de leurs conseils, ce ne pourrait être que l’effet d’un mécontentement que nous ne nous sommes jamais proposé de leur donner, et auquel il nous était impossible de nous soustraire. Eh qu’avions-nous de mieux à faire que d’appeler à notre secours tous ceux dont l’amitié et les lumières nous avaient si bien servis ? N’avons-nous pas été cent fois avertis de notre insuffisance ? Avons-nous refusé de la reconnaitre ? Est-il un seul de nos Collègues à qui dans des temps plus heureux nous n’ayons donné toutes les marques possibles de déférence ? Nous accusera-t-on d’avoir ignoré combien leur concours était essentiel à la perfection de l’Ouvrage ? Si l’on nous en accuse, c’est une dernière peine qui nous était réservée, et à laquelle il faut encore se résigner.
Si l’on ajoute aux années de notre vie qui s’étaient écoulées lorsque nous avons projeté cet Ouvrage, celles que nous avons données à son exécution, on concevra facilement que nous avons plus vécu qu’il ne nous reste à vivre. Mais nous aurons obtenu la récompense que nous attendions de nos Contemporains et de nos neveux, si nous leur faisons dire un jour que nous n’avons pas vécu tout à fait inutilement.