Kant, Réflexions sur l’éducation :
L’un des grands problèmes de l’éducation est de savoir comment allier la soumission à la contrainte de la règle et la capacité d’user de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment cultiver la liberté par la contrainte ? // Je dois accoutumer mon élève à endurer une contrainte imposée à sa liberté et le conduire en même temps à bien user de celle-là. Sans cela, tout ne sera que mécanisme, et il ne saura pas, au sortir de ses années d’éducation, se servir de sa liberté. // Il lui faut sentir de bonne heure l’inéluctable résistance de la société, apprendre à connaître la difficulté de subsister, de se priver et d’acquérir afin d’être indépendant.
Méthode pour la question d’interprétation. Commencer par dégager le(s) thème(s), la thèse, le problème, les enjeux, et les étapes de l’argumentation (= mêmes réflexes que pour l’explication de texte en philosophie – socle commun).
Thèmes : éducation, liberté, société
Thèse : Dans l’éducation d’un enfant, qui vise pourtant bel et bien le développement de sa faculté d’user de sa liberté, la contrainte est inévitable. Il est même envisagé ici d’éduquer à la liberté par la contrainte, c’est-à-dire de mener l’enfant à l’autonomie par la discipline ; car l’enfant, une fois parvenu à l’âge adulte, connaîtra les contraintes de ses propres affects et la confrontation aux affects d’autrui dans la vie en société. Il faut lui apprendre à les subir, à les gérer, à les surmonter, sans perdre pour autant sa liberté.
Problème : le problème, formulé sous la forme d’un paradoxe, est explicite dans le texte : « comment allier la soumission à la contrainte de la règle et la capacité d’user de sa liberté ( ?) » ; ou encore « comment cultiver la liberté par la contrainte ? ». Dans les deux formulations, il s’agit de concilier deux principes qui semblent contradictoires : la liberté et la contrainte.
Enjeux : Le problème émerge, par exemple, à chaque fois qu’un adulte impose une règle à un enfant (qui le force à agir de telle manière ou qui lui interdit d’agir de telle autre manière) en prétendant que « c’est pour son bien », que c’est pour « lui apprendre à vivre, à gagner son indépendance ». N’y a-t-il pas là un problème de cohérence ? Les enjeux de ce texte appartiennent au domaine de la philosophie pratique. En effet, on a des enjeux éducatifs, bien entendu, parce qu’on tirera de cette lecture des principes pédagogiques à appliquer tout au long de l’état de « minorité » du jeune humain à éduquer ; des enjeux moraux, car il s’agit de permettre à l’enfant de trouver les moyens d’agir librement mais en respectant des principes éthiques, des règles de vie qui soient à la fois bonnes et vécues librement ; des enjeux socio-politiques, enfin, car l’individu ainsi éduqué devient responsable, capable de vivre en société avec d’autres hommes libres comme lui. Ce principe d’éducation s’inscrit dans un projet de société.
Étapes de l’argumentation :
- L’auteur pose le problème explicitement. Comment former la liberté d’un individu tout en lui imposant des contraintes ? Il s’agit de concilier, de trouver un équilibre entre la règle et la liberté. Car « la contrainte est nécessaire », c’est-à-dire inévitable. L’éducation ne peut pas se passer de discipline. C’est là qu’il faut distinguer une liberté mal comprise, comme possibilité de faire tout ce qu’on veut sans entrave, et une liberté bien comprise, comme autonomie au sein d’une société où chacun bénéficie de la même liberté. La liberté – la vraie ! – s’apprend et se « cultiv(e) », comme on entretient un jardin en le ratissant, le désherbant, pour qu’il verdisse et fleurisse.
- L’auteur justifie l’affirmation selon laquelle « la contrainte est nécessaire ». En adoptant le point de vue de l’éducateur, il montre le double devoir qu’il doit accomplir, dans un parfait équilibre : celui d’habituer progressivement l’élève à accepter les limites extérieures de sa liberté, mais aussi celui de lui apprendre à bien user de cette liberté dans ce cadre. L’obéissance aux règles (civiles, sociales, morales) doit devenir une habitude, acquise progressivement pour se préparer aux contraintes de la vie en société. Comme l’enfant voit d’abord la frustration générée par la règle, il ne voit pas tout de suite la nécessité de la contrainte ; c’est pourquoi la contrainte peut être mal vécue et il s’agit de l’« endurer ». D’où, en parallèle, l’apprentissage – tout aussi indispensable – de l’usage de la liberté dans ce cadre : on passe d’une soumission passive à une autonomie réfléchie. Si cet apprentissage de l’autonomie n’a pas lieu, c’est la catastrophe : l’enfant n’obéira qu’aveuglément, et agira mécaniquement, seulement par habitude de se soumettre à la contrainte (par crainte de la punition, ou dans l’espoir de la récompense). Ainsi, l’éducation ne consiste pas à remplacer la mécanique des affects par la mécanique d’une obéissance aveugle, surtout pas ! Elle consiste à remplacer la mécanique des affects par une activité libre de la raison. L’enfant comprend peu à peu la nécessité de la règle pour lui-même et pour l’ensemble de la société.
- Car c’est de la nécessité de vivre ensemble que provient la nécessité de la règle (dimension sociale du propos).Kant précise que la vie d’adulte plongera, de toutes façons, l’individu dans les contraintes sociales, et qu’elle exige des efforts de tous pour que tous puissent, paradoxalement, devenir indépendants. Il faut comprendre le plus tôt possible « l’inéluctable résistance de la société », c’est-à-dire l’obligation de chacun à tenir compte de la liberté des autres pour que la société fonctionne. La finalité (ou cause finale) de l’éducation, est rappelée : il s’agit d’« être indépendant ». Mais cette liberté, comprise comme indépendance à tous points de vue (financière, matérielle, intellectuelle, morale…), s’acquiert, même une fois adulte, au bout d’un chemin qui n’est pas si simple : il faut en passer par la réalité des contraintes sociales qui peut se traduire par « la difficulté de subsister, de se priver et d’acquérir ». Autant d’épreuves auxquelles il s’agit de préparer l’enfant, voire, l’habituer (l’accoutumer). Les enjeux de l’éducation ne sont donc pas réduits à la sphère privée ; l’éducation est l’affaire de tous, c’est un problème qui s’inscrit dans une perspective collective, sociale, voire politique. « Il n’y a pas de liberté sans loi » (J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne). C’est la tâche principale de l’éducation que de nous le faire comprendre. Toute la difficulté réside cependant dans un juste équilibre entre la contrainte collective et la liberté individuelle, équilibre social dans lequel les individus puissent s’épanouir.
Question bonus (pour lundi 29/09) – Le projet de société dans lequel s’inscrit le principe d’éducation énoncé dans ce texte est un projet fondé sur la liberté comprise comme autonomie (= l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite). Les individus de ladite société respectent des lois qu’ils ont prescrites eux-mêmes, et respectent du même coup les libertés de chacun, circonscrites dans ce cadre. Il s’avère important de comprendre « de bonne heure » ces principes fondateurs et le caractère « libérateur » de la contrainte de la loi, ainsi comprise. C’est un projet très proche de celui que Rousseau expose dans son Contrat social (spéciale dédicace aux élèves de M.Ciccarello !).