Les trois maîtres selon Rousseau (Émile ou De l’éducation, 1762)

Émile ou De l’éducation, 1762. L’extrait se trouve dans les premières pages de cet ouvrage épais. Il exprime donc des principes fondamentaux sur lesquels Rousseau s’appuie tout au long de son œuvre. Pour répondre aux questions, souvenez-vous de ces deux citations de Rousseau qui se trouvent ailleurs dans Émile:

“Posons comme maxime incontestable que les mouvements de la nature sont toujours droits : il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain ; il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il est entré”

L’homme est naturellement bon [mais] la société déprave et pervertit les hommes”

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, respectivement livres II et IV

Questions (manuel HLP, Nathan) :

  1. En quoi les deux premiers paragraphes établissent-ils la nécessité de l’enfance et celle de l’éducation ?
  2. Quels sont les trois maîtres qui élèvent l’enfant ?
  3. Montrez que l’éducation ne contrarie pas la nature mais l’élève et l’accomplit dans l’enfant.
  4. Comment comprendre alors la première phrase du texte, qui oppose « culture » et « éducation » ?
  5. Quelle est ici la cause motrice de l’éducation et quelle est sa cause finale ?
  • L’état d’enfant instruit naturellement l’homme de ses besoins. Il est donc fondamental de laisser l’enfant être enfant ; de ne pas le considérer comme un mini-homme achevé, parfait. Car ces besoins (de « force », d’« assistance », de « jugement »), sont primitifs. Les premières années de l’enfance doivent laisser advenir et s’exprimer ces besoins. Ce faisant, l’homme répond à une nécessité à double sens : l’état d’enfant est nécessaire à l’éducateur pour qu’il saisisse ses besoins et lui apporte son assistance, et l’éducation est nécessaire à l’enfant pour qu’elle lui apporte cette assistance. C’est à cette double condition que la perfectibilité de l’homme lui permet de sortir peu à peu d’un état de faiblesse et de vulnérabilité. Aussi, c’est la « race humaine » qui s’accomplit, car ce mode d’existence, aussi « naturel » (biologique, « animal ») que culturel (social, historique), exige de tenir compte pleinement de cet état de vulnérabilité où tout est encore possible. En laissant l’enfant exprimer ces besoins « primaires », et en étant à l’écoute de ces besoins, l’éducateur laisse plus de chance à l’individu élevé de s’accomplir dans un état proche de l’« état de nature » (fiction théorique, attention). Précision, au passage : si on faisait comme si « l’homme naissait grand et fort », en considérant l’enfant comme un mini-adulte, on justifierait alors une éducation qui serait corrompue par des valeurs qui ne peuvent avoir de signification que pour des adultes : l’envie, la jalousie, la concurrence, la compétition, en se trompant entre « erreur » et « faute », par exemple, ce qui est encouragé par un système éducatif de punition / récompense, qui fait comme si les enfants étaient aussi responsables que les adultes de leurs actes et qui, souvent « se plaint de l’état de l’enfance », qu’il juge capricieuse, impatiente, impulsive, par exemple. L’enfant naît « faible », « dépourvu de tout », « stupide », et il ne faut jamais l’oublier au cours d’une éducation qui doit apporter la « force », l’« assistance » et le « jugement ». Un enfant qui ne serait pas éduqué comme un enfant, mais trop tôt considéré comme un mini-adulte, ne serait pas en mesure de recevoir l’éducation dont il a besoin, car alors l’éducateur ne penserait plus à lui apporter ce dont il a besoin pour se développer en tant qu’humain : non seulement la force (que la nature lui apportera, en « poussant » comme tout être vivant), mais aussi et surtout la vie en société ou la faculté de juger, la raison, ou encore la faculté de parler, bref, tout ce qui fait qu’un humain est humain.
  • On comprend alors que ce n’est pas la nature seule qui élève l’enfant, que ce n’est pas non plus l’éducation humaine seule qui élève l’enfant ; et ajoutons que ce n’est pas non plus l’acquis de l’expérience, puisque celui-ci ne peut avoir lieu si les deux premières ne sont pas assurées. Il y a donc trois « maîtres », en effet : la nature, l’homme, les choses. Les trois sont utiles au développement de l’enfant. Seulement voilà : si la nature ne dépend pas de nous, en revanche, l’environnement humain d’un enfant relève de notre responsabilité, peut-être même de notre responsabilité à tous, comme le suggèrent les lignes 25 à 27. Mais cela revient à dire qu’un seul éducateur ne saurait maîtriser à lui seul cette éducation « des hommes ». Quant à celle des choses, l’expérience, elle « n’en dépend qu’à certains égards ». Toujours est-il qu’il est nécessaire que ces trois éducations, ces trois maîtres, soient en accord les unes avec les autres pour prétendre obtenir un enfant « bien élevé » (lignes 17 à 21). Cet accord des trois maîtres est donc ici exposé comme un idéal impossible à obtenir pleinement. La « bonne » éducation que Rousseau s’apprête à défendre dans l’Émile est donc utopique.
  • L’éducation consiste à « assister » l’enfant qui, dans son état d’enfant, exprime avant tout des besoins (cf.première question). Ces besoins exprimés dans l’enfance, comme on l’a dit, exigent d’être satisfaits pour que l’enfant s’accomplisse en tant qu’homme. « la race humaine eût péri, si l’homme n’eût commencé par être enfant », et si l’éducateur n’eût pas pris en compte cet état d’enfant ni sa vulnérabilité. C’est donc la préservation de l’espèce qui s’accomplit aussi bien dans l’éducation par la nature que dans l’éducation par les hommes (toujours à cause de cette spécificité humaine que d’être aussi naturelle que culturelle, et de sa perfectibilité évoquée dans le texte précédent).
  • Le parallèle qui est fait entre « culture » (ici à comprendre comme agriculture) et « éducation » met en avant l’idée que les hommes qui éduquent doivent suivre la nature qui éduque. Comme le botaniste, même artificiellement, dans la mesure où il agit sur les plantes, suit les lois de la nature, l’éducateur doit suivre les besoins naturels de l’enfant.
  • La cause motrice de l’éducation est la vulnérabilité de l’enfant depuis sa naissance, ses besoins « de force », « d’assistance », « de jugement », mais aussi, peut-on ajouter, sa perfectibilité. La cause finale de l’éducation est la même que celle de la nature : c’est de répondre à ces besoins et de nous permettre d’user du « développement interne de nos facultés et de nos organes », développement naturel (l.13). Si bien que la nature apparaît comme l’alpha et l’oméga de l’éducation, comme l’origine et la fin. Rousseau prône ici ce qu’on pourrait appeler paradoxalement une éducation naturelle, ou, en tous cas, la plus naturelle possible. « Je veux qu’il n’ait d’autre maître que la nature », est-il inscrit en exergue, sur la page de garde de l’Émile. Ainsi l’éducateur est-il contraint de se plier non seulement à la nature au sens large (le tout de la réalité vivante qui existe en dehors de toute intervention humaine) mais aussi à la nature de l’enfant.
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