Texte 1 – Hannah ARENDT, La crise de la culture, chapitre « Vérité et politique » (qui correspond à un article publié en 1967). Extraits :
Il n’a jamais fait de doute pour personne que la vérité et la politique sont en assez mauvais termes, et nul, autant que je sache, n’a jamais compté la bonne foi au nombre des vertus politiques. Les mensonges ont toujours été considérés comme des outils nécessaires et légitimes, non seulement du métier de politicien ou de démagogue mais aussi de celui d’homme d’État. […]
La vérité de fait (…) est toujours relative à plusieurs : elle concerne des événements et des circonstances dans lesquels beaucoup sont engagés, elle est établie par des témoins et repose sur des témoignages, elle existe seulement dans la mesure où on en parle, même si cela se passe en privé. Elle est politique par nature. Les faits et les opinions, bien que l’on doive les distinguer, ne s’opposent pas les uns aux autres, ils appartiennent au même domaine. Les faits sont la matière des opinions, et les opinions, inspirées par différents intérêts et différentes passions, peuvent différer largement et demeurer légitimes aussi longtemps qu’elles respectent la vérité de fait. La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. En d’autres termes la vérité de fait fournit des informations à la pensée politique tout comme la vérité rationnelle fournit les siennes à la spéculation philosophique.
Mais est-ce qu’il existe aucun fait qui soit indépendant de l’opinion et de l’interprétation ? Des générations d’historiens et de philosophes de l’histoire n’ont-elles pas démontré l’impossibilité de constater des faits sans les interpréter, puisque ceux-ci doivent d’abord être extraits d’un chaos de purs événements (et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait), puis être arrangés en une histoire qui ne peut pas être racontée sans une certaine perspective, qui n’a rien à voir avec ce qui a eu lieu à l’origine ? […]
Des affirmations comme « la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits », « la terre tourne autour du soleil », « mieux vaut souffrir le mal que faire le mal », « en août 1914 l’Allemagne a envahi la Belgique » sont très différentes par la manière dont elles ont été établies, mais une fois perçues comme vraies et déclarées telles, elles ont en commun d’être au-delà de l’accord, de la discussion, de l’option, du consentement. Pour ceux qui les acceptent, elles ne sont pas changées par le nombre grand ou petit de ceux qui admettent la même proposition ; la persuasion ou la dissuasion sont inutiles car le contenu de l’affirmation n’est pas d’une nature persuasive mais coercitive.
[…] Ce que Mercier de la Rivière a remarqué un jour à propos de la vérité mathématique s’applique à toutes les espèces de vérité : « Euclide est un véritable despote ; et les vérités géométriques qu’il nous a transmises sont des lois véritablement despotiques ». Dans un même ordre d’idées, Grotius, environ cent ans plus tôt – désirant limiter le pouvoir du monarque absolu –, avait insisté sur le fait que « même Dieu ne peut pas faire que deux fois deux ne fassent pas quatre ». […]
Quand on la considère du point de vue politique, la vérité a un caractère despotique. Elle est donc haïe des tyrans, qui craignent à juste titre la concurrence d’une force coercitive qu’ils ne peuvent pas monopoliser, et elle jouit d’un statut plutôt précaire aux yeux des gouvernements qui reposent sur le consentement et qui abhorrent la coercition. Les faits sont au-delà de l’accord et du consentement, et toute discussion à leur sujet – tout échange d’opinions qui se fonde sur une opinion exacte – ne contribuera en rien à leur établissement. On peut discuter une opinion importune, la rejeter ou transiger avec elle, mais les faits importuns ont cette exaspérante ténacité que rien ne saurait ébranler, sinon de purs et simples mensonges. L’ennuyeux est que la vérité de fait, comme toute autre vérité, exige péremptoirement d’être reconnue et refuse la discussion alors que la discussion constitue l’essence même de la vie politique. Les modes de pensée et de communication qui ont affaire avec la vérité, si on les considère dans la perspective politique, sont nécessairement tyranniques ; ils ne tiennent pas compte des opinions d’autrui, alors que cette prise en compte est le signe de toute pensée strictement politique.
Texte 2 – Ludwig WITTGENSTEIN, De la certitude, 1951
Enfants, nous apprenons des faits, par exemple, que tout être humain a un cerveau, et nous les acceptons les yeux fermés. Je crois qu’il existe une île, l’Australie, qui a telle forme, etc. Je crois que j’ai eu des arrière-grands-parents, que les personnes qui disaient être mes parents étaient réellement mes parents, etc. Cette croyance peut ne jamais avoir été exprimée ; et même la pensée qu’il en est ainsi, jamais pensée.
L’enfant apprend en croyant l’adulte. Le doute vient après la croyance.
J’ai appris une quantité de choses que j’ai acceptées en m’en remettant à l’autorité, par la suite l’expérience personnelle est venue confirmer ou infirmer certaines choses.
En général, je tiens pour vrai ce qui est écrit dans les manuels scolaires, par exemple de géographie. Pourquoi ? Je dis : tous ces faits ont été confirmés des centaines de fois. Mais comment est-ce que je sais cela ? Quelle preuve en ai-je ? J’ai une image du monde. Est-elle vraie ou fausse ? Elle est, avant tout, le soubassement de toutes mes recherches et affirmations. Les propositions qui la décrivent ne sont pas toutes également sujettes à vérification.
Texte 3 – Charles Sanders Peirce, Pragmatisme et pragmaticisme, 1877-1903
Toute pensée, toute opinion humaine contient un élément arbitraire, accidentel, qui dépend des limitations imposées à l’individu par les circonstances, le pouvoir, ses inclinations, un élément d’erreur, en somme. Mais les opinions humaines tendent universellement, à long terme, vers une forme définitive, qui est la vérité. Qu’un être humain soit suffisamment informé et exerce assez sa réflexion sur n’importe quelle question, le résultat en sera qu’il parviendra à une conclusion certaine et définie, qui est la même que celle à laquelle parviendra n’importe quel autre esprit dans des circonstances suffisamment favorables. […] il existe une opinion définie vers laquelle, dans l’ensemble et à long terme, tend l’esprit de l’homme.
Texte 4 – Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1895
En réalité, il y a dans toute société un groupe déterminé de phénomènes qui se distinguent par des caractères tranchés de ceux qu’étudient les autres sciences de la nature. Quand je m’acquitte de ma tâche de frère, d’époux ou de citoyen, quand j’exécute les engagements que j’ai contractés, je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le droit et dans les mœurs. Alors même qu’ils sont d’accord avec mes sentiments propres et que j’en sens intérieurement la réalité, celle-ci ne laisse pas d’être objective ; car ce n’est pas moi qui les ai faits, mais je les ai reçus par l’éducation. Que de fois, d’ailleurs, il arrive que nous ignorions le détail des obligations qui nous incombent et que, pour les connaître, il nous faut consulter le Code et ses interprètes autorisés ! De même, les croyances et les pratiques de sa vie religieuse, le fidèle les a trouvées toutes faites en naissant ; si elles existaient avant lui, c’est qu’elles existent en dehors de lui. Le système de signes dont je me sers pour exprimer ma pensée, le système de monnaies que j’emploie pour payer mes dettes, les instruments de crédit que j’utilise dans mes relations commerciales, les pratiques suivies dans ma profession, etc., etc., fonctionnent indépendamment des usages que j’en fais. Qu’on prenne les uns après les autres tous les membres dont est composée la société, ce qui précède pourra être répété à propos de chacun d’eux. Voilà donc des manières d’agir, de penser et de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu’elles existent en dehors des consciences individuelles.
Non seulement ces types de conduite ou de pensée sont extérieurs à l’individu, mais ils sont doués d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent à lui, qu’il le veuille ou non.
Texte 5 – Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, 1887
Grâce à un scrupule qui m’est propre, (…) qui surgit dans ma vie si tôt et d’une façon si inattendue, avec une force irrésistible, tellement en contradiction avec mon entourage, ma jeunesse et mon origine, si peu en rapport avec les exemples que j’avais sous les yeux, que j’aurais presque le droit de l’appeler mon a priori, — ma curiosité aussi bien que mes soupçons durent s’arrêter à temps devant cette question : « Quelle origine doit-on attribuer en définitive à nos idées du bien et du mal ? » Et, de fait, j’étais encore un enfant de treize ans que déjà le problème de l’origine du mal me hantait : c’est à lui, qu’à un âge où « Dieu et les jeux de l’enfance se partagent le cœur », je consacrai déjà mon premier enfantillage littéraire, mon premier exercice de calligraphie philosophique. — Et, pour ce qui en est de la « solution » du problème que je proposais alors, il va de soi qu’elle fut à l’honneur de Dieu dont je faisais le père du mal. Était-ce mon « a priori » qui exigeait de moi pareille conclusion ? (…) Heureusement j’appris bientôt à distinguer le préjugé théologique du préjugé moral et je ne cherchai plus l’origine du mal au delà du monde. Quelque éducation historique et philologique, non sans un tact inné, délicat à l’endroit des questions psychologiques en général, transformèrent promptement mon problème en cet autre : Dans quelles conditions l’homme s’est-il inventé à son usage ces deux évaluations : le bien et le mal : Et quelle valeur ont-elles par elles-mêmes ? Ont-elles jusqu’à présent enrayé ou favorisé le développement de l’humanité ? Sont-elles un symptôme de détresse, d’appauvrissement vital, de dégénérescence ? Ou bien trahissent-elles, au contraire, la plénitude, la force, la volonté de vivre, le courage, la confiance en l’avenir de la vie ? — À cela je trouvai en moi et je risquai maintes réponses, j’établis des distinctions entre les temps, les peuples, le rang des individus ; je spécialisai mon problème ; les réponses se transformèrent en nouvelles questions, recherches, conjectures, probabilités, jusqu’à ce que j’eusse enfin conquis un pays, un sol qui me fût propre, tout un monde ignoré, florissant et en pleine croissance, semblable à un jardin secret dont personne ne devait même soupçonner l’existence… Ah ! que nous sommes heureux, nous qui cherchons la connaissance, à condition que nous sachions nous taire assez longtemps !…
Texte 6 – Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, 1927
Quand je dis : tout cela, ce sont des illusions, il me faut délimiter le sens de ce terme. Une illusion n’est pas la même, chose qu’une erreur, une illusion n’est pas non plus nécessairement une erreur. L’opinion d’Aristote, d’après laquelle la vermine serait engendrée par l’ordure — opinion qui est encore celle du peuple ignorant —, était une erreur ; de même l’opinion qu’avait une génération antérieure de médecins, et d’après laquelle le tabès aurait été la conséquence d’excès sexuels. Il serait impropre d’appeler ces erreurs des illusions, alors que c’était une illusion de la part de Christophe Colomb, quand il croyait avoir trouvé une nouvelle route maritime des Indes. La part de désir que comportait cette erreur est manifeste. On peut qualifier d’illusion l’assertion de certains nationalistes, assertion d’après laquelle les races indo- germaniques seraient les seules races humaines susceptibles de culture, ou bien encore la croyance d’après laquelle l’enfant serait un être dénué de sexualité, croyance détruite pour la première fois par la psychanalyse. Ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des désirs humains ; elle se rapproche par là de l’idée délirante en psychiatrie, mais se sépare aussi de celle-ci, même si l’on ne tient pas compte de la structure compliquée de l’idée délirante. L’idée délirante est essentiellement — nous soulignons ce caractère — en contradiction avec la réalité ; Une jeune fille de condition modeste peut par exemple se créer l’illusion qu’un prince va venir la chercher pour l’épouser. Or ceci est possible ; quelques cas île ce genre se sont réellement présentés. Que le Messie vienne et fonde un âge d’or, voilà qui est beaucoup moins vraisemblable : suivant l’attitude personnelle de celui qui est appelé à juger de cette croyance, il la classera parmi les illusions ou parmi les équivalents d’une idée délirante. Des exemples d’illusions authentiques ne sont pas, d’ordinaire, faciles à découvrir ; mais l’illusion des alchimistes de pouvoir transmuter tous les métaux en or est peut-être l’une d’elles. Le désir d’avoir beaucoup d’or, autant d’or que possible a été très atténué par notre intelligence actuelle des conditions de la richesse ; cependant la chimie ne tient plus pour impossible une transmutation des métaux en or. L’illusion n’est pas nécessairement fausse, c’est-à-dire irréalisable ou en contradiction avec la réalité. Ainsi nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d’un désir est prévalente, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l’illusion elle-même renonce à être confirmée (ou non) par le réel.
Texte 7 – Platon, La République, Livre VII (vers 420-340 av. J-C)
Maintenant, repris-je, pour avoir une idée de la conduite de l’homme par rapport à la science et à l’ignorance, figure-toi la situation que je vais te décrire. Imagine un antre souterrain, très ouvert dans toute sa profondeur du côté de la lumière du jour ; et dans cet antre des hommes retenus, depuis leur enfance, par des chaînes qui leur assujettissent tellement les jambes et le cou, qu’ils ne peuvent ni changer de place ni tourner la tête, et ne voient que ce qu’ils ont en face. La lumière leur vient d’un feu allumé à une certaine distance en haut derrière eux. Entre ce feu et les captifs s’élève un chemin, le long duquel imagine un petit mur semblable à ces cloisons que les charlatans mettent entre eux et les spectateurs, et au-dessus desquelles apparaissent les merveilles qu’ils montrent.
Je vois cela.
Figure-toi encore qu’il passe le long de ce mur, des hommes portant des objets de toute sorte qui paraissent ainsi au-dessus du mur, des figures d’hommes et d’animaux en bois ou en pierre, et de mille formes différentes ; et naturellement parmi ceux qui passent, les uns se parlent entre eux, d’autres ne disent rien.
Voilà un étrange tableau et d’étranges prisonniers.
Voilà pourtant ce que nous sommes. Et d’abord, crois-tu que dans cette situation ils verront autre chose d’eux-mêmes et de ceux qui sont à leurs côtés, que les ombres qui vont se retracer, à la lueur du feu, sur le côté de la caverne exposé à leurs regards ?
Non, puisqu’ils sont forcés de rester toute leur vie la tête immobile.
Et les objets qui passent derrière eux, de même aussi n’en verront-ils pas seulement l’ombre ?
Sans contredit.
Or, s’ils pouvaient converser ensemble, ne crois-tu pas qu’ils s’aviseraient de désigner comme les choses mêmes les ombres qu’ils voient passer ?
Nécessairement.
Et, si la prison avait un écho, toutes les fois qu’un des passants viendrait à parler, ne s’imagineraient-ils pas entendre parler l’ombre même qui passe sous leurs yeux ?
Oui.
Enfin, ces captifs n’attribueront absolument de réalité qu’aux ombres.
Cela est inévitable.
Supposons maintenant qu’on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur erreur : vois ce qui résulterait naturellement de la situation nouvelle où nous allons les placer. Qu’on détache un de ces captifs ; qu’on le force sur-le-champ de se lever, de tourner la tête, de marcher et de regarder du côté de la lumière : il ne pourra faire tout cela sans souffrir, et l’éblouissement l’empêchera de discerner les objets dont il voyait auparavant les ombres. Je te demande ce qu’il pourra dire, si quelqu’un vient lui déclarer que jusqu’alors il n’a vu que des fantômes ; qu’à présent plus près de la réalité, et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ; si enfin, lui montrant chaque objet à mesure qu’il passe, on l’oblige, à force de questions, à dire ce que c’est ; ne penses-tu pas qu’il sera fort embarrassé, et que ce qu’il voyait auparavant lui paraîtra plus vrai que ce qu’on lui montre ?
Sans doute.
Et si on le contraint de regarder le feu, sa vue n’en sera-t-elle pas blessée ? N’en détournera-t-il pas les regards pour les porter sur ces ombres qu’il considère sans effort ? Ne jugera-t-il pas que ces ombres sont réellement plus visibles que les objets qu’on lui montre ?
Assurément.
Si maintenant on l’arrache de sa caverne malgré lui, et qu’on le traîne, par le sentier rude et escarpé, jusqu’à la clarté du soleil, cette violence n’excitera-t-elle pas ses plaintes et sa colère ? Et lorsqu’il sera parvenu au grand jour, accablé de sa splendeur, pourra-t-il distinguer aucun des objets que nous appelons des êtres réels ?
Il ne le pourra pas d’abord.
Ce n’est que peu à peu que ses yeux pourront s’accoutumer à cette région supérieure. Ce qu’il discernera plus facilement, ce sera d’abord les ombres, puis les images des hommes et des autres objets qui se peignent sur la surface des eaux, ensuite les objets eux-mêmes. De là il portera ses regards vers le ciel, dont il soutiendra plus facilement la vue, quand il contemplera pendant la nuit la lune et les étoiles, qu’il ne pourrait le faire, pendant que le soleil éclaire l’horizon.
Je le crois.
À la fin il pourra, je pense, non-seulement voir le soleil dans les eaux et partout où son image se réfléchit, mais le contempler en lui-même à sa véritable place.
Certainement.
Après cela, se mettant à raisonner, il en viendra à conclure que c’est le soleil qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui est en quelque sorte le principe de tout ce que nos gens voyaient là-bas dans la caverne.
Il est évident que c’est par tous ces degrés qu’il arrivera à cette conclusion.
Se rappelant alors sa première demeure et ce qu’on y appelait sagesse et ses compagnons de captivité, ne se trouvera-t-il pas heureux de son changement et ne plaindra-t-il pas les autres ?
Tout-à-fait.
Et s’il y avait là-bas des honneurs, des éloges, des récompenses publiques établies entre eux pour celui qui observe le mieux les ombres à leur passage, qui se rappelle le mieux en quel ordre elles ont coutume de précéder, de suivre ou de paraître ensemble, et qui par là est le plus habile à deviner leur apparition ; penses-tu que l’homme dont nous parlons fût encore bien jaloux de ces distinctions, et qu’il portât envie à ceux qui sont les plus honorés et les plus puissants dans ce souterrain ? Ou bien ne sera-t-il pas comme le héros d’Homère, et ne préfèrera-t-il pas mille fois n’être qu’un valet de charrue, au service d’un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à sa première illusion et de vivre comme il vivait ?
Je ne doute pas qu’il ne soit disposé à tout souffrir plutôt que de vivre de la sorte.
Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et qu’il aille s’asseoir à son ancienne place ; dans ce passage subit du grand jour à l’obscurité, ses yeux ne seront-ils pas comme aveuglés ?
Oui vraiment.
Et si tandis que sa vue est encore confuse, et avant que ses yeux se soient remis et accoutumés à l’obscurité, ce qui demande un temps assez long, il lui faut donner son avis sur ces ombres et entrer en dispute à ce sujet avec ses compagnons qui n’ont pas quitté leurs chaînes, n’apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens ? Ne diront-ils pas que pour être monté là-haut, il a perdu la vue ; que ce n’est pas la peine d’essayer de sortir du lieu où ils sont, et que si quelqu’un s’avise de vouloir les en tirer et les conduire en haut, il faut le saisir et le tuer, s’il est possible.
Cela est fort probable.
Voilà précisément, cher Glaucon, l’image de notre condition. L’antre souterrain, c’est ce monde visible : le feu qui l’éclaire, c’est la lumière du soleil : ce captif qui monte à la région supérieure et la contemple, c’est l’ame qui s’élève dans l’espace intelligible. Voilà du moins quelle est ma pensée, puisque tu veux la savoir : Dieu sait si elle est vraie. Quant à moi, la chose me paraît telle que je vais dire. Aux dernières limites du monde intellectuel, est l’idée du bien qu’on aperçoit avec peine, mais qu’on ne peut apercevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de beau et de bon ; que dans le monde visible, elle produit la lumière et l’astre de qui elle vient directement ; que dans le monde invisible, c’est elle qui produit directement la vérité et l’intelligence ; qu’il faut enfin avoir les yeux sur cette idée pour se conduire avec sagesse dans la vie privée ou publique.
Texte 8 – Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique (1938)
La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter.
Il ne suffirait pas, par exemple de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement.
Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit.
Texte 9 – René Descartes, Discours de la méthode, IIe partie (1637)
Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu’un Etat est bien mieux réglé, lorsque, n’en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées ; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer une seule fois à les observer. Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter la précipitation et la prévention [les préjugés] ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de la mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il serait requis pour les mieux résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficile démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entre-suivent en même façon, et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut, pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées, auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre.
Texte 10 – Descartes, Méditations métaphysiques, 4ème méditation
Considérant quelles sont mes erreurs (…) je trouve qu’elles dépendent du concours de deux causes, à savoir, de la puissance de connaître qui est en moi, et de ma puissance d’élire, ou bien de mon libre arbitre ; c’est-à-dire de mon entendement, et ensemble de ma volonté. Car par l’entendement seul je n’assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses que je puis assurer ou nier. Or, en le considérant ainsi précisément, on peut dire qu’il ne se trouve jamais en lui aucune erreur, pourvu qu’on prenne le mot d’erreur en sa propre signification (…) D’où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C’est, à savoir, de cela que ma volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l’entendement je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas ; auxquelles étant de soi indifférente, elle s’égare fort aisément, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai : ce qui fait que je me trompe et que je pèche (… ) Or si je m’abstiens de donner mon jugement sur une chose, lorsque je ne la conçois pas avec assez de clarté et de distinction, il est évident que j’en use fort bien, et que je ne suis point trompé. Mais si je me détermine à la nier, ou assurer, alors je ne me sers plus comme je dois de mon libre arbitre ; et si j’assure ce qui n’est pas vrai, il est évident que je me trompe ; même aussi, encore que je juge selon la vérité, cela n’arrive que par hasard, et je ne laisse pas de faillir, et d’user mal de mon libre arbitre ; car la lumière naturelle nous enseigne que la connaissance de l’entendement doit toujours précéder la détermination de la volonté. Et c’est dans ce mauvais usage du libre arbitre que se rencontre la privation qui constitue la forme de l’erreur.
Texte 11 – Roger Pouivet, Qu’est-ce que croire ? 2003.
Les vertus intellectuelles (ou épistémiques si l’on y tient), ce sont donc des qualités humaines, des traits de caractère qui garantissent, autant qu’il est possible, c’est-à-dire de façon faillible, la valeur épistémique de nos croyances. Une vertu épistémique constitue un juste milieu entre deux vices.
- L’impartialité intellectuelle. Il s’agit d’être ouvert aux idées des autres et soucieux de les comprendre. Également, de se montrer capable d’un bon jugement sur la valeur d’une autorité intellectuelle et d’avoir le sens de sa propre faillibilité. Les deux vices correspondants sont la partialité intellectuelle et l’indifférence intellectuelle.
- La sobriété intellectuelle. Il s’agit d’être circonspect, surtout face aux idées « enthousiasmantes », de respecter les autorités intellectuelles compétentes (sans crédulité excessive). Les deux vices correspondants sont la débauche intellectuelle et l’étroitesse intellectuelle.
- Le courage intellectuel. Cette qualité fait examiner sérieusement ce qui s’oppose aux idées courantes, persévérer dans la recherche, mais aussi défendre ses propres idées quand on n’a pas d’autres raisons que l’opposition du conformisme intellectuel ambiant de penser qu’elles sont erronées. Les deux vices correspondants sont la lâcheté intellectuelle et la paralysie intellectuelle.
- La pertinence intellectuelle. Par ce trait de caractère, quelqu’un choisit correctement les moyens de la recherche pour une fin qui reste la vérité. Les deux vices correspondants sont la dispersion intellectuelle et l’obsession intellectuelle.
- L’équilibre réfléchi. Savoir modifier une règle quand elle conduit à rejeter une intuition à laquelle nous tenons, et savoir renoncer à une intuition quand elle nous conduirait à rejeter une règle jugée fondamentale. Les deux vices correspondants sont la rigidité intellectuelle et la faiblesse intellectuelle.
L’application d’une éthique des vertus à l’éthique de la croyance consiste à tenir certaines qualités morales, semble-t-il, comme des conditions nécessaires à la garantie de nos croyances. Si l’on ajoute que ces croyances doivent être vraies et produites par un processus sensible et intellectuel fiable dans un environnement approprié, on a un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes de la croyance garantie. Cette conception nous fait sortir d’une épistémologie devenue dominante à l’époque moderne, celle de l’examen de la légitimité de nos croyances. Nos croyances sont garanties, au moins en partie, par ce que nous sommes, les qualités humaines que nous manifestons, et non au terme de leur reconsidération épistémique complète et de la découverte de leur fondement.
Texte 12 – Bertrand Russell, L’art de philosopher, 1968
La plupart des gens passent leur vie entière habités par une constellation de croyances dénuées de toute justification rationnelle, et […] l’univers de croyances d’un individu a toutes les chances d’être incompatible avec celui d’un autre, de sorte qu’ils ne peuvent pas tous deux avoir raison. Les opinions des gens ont pour fonction première d’assurer leur confort […] ; la vérité, pour la plupart d’entre eux est une considération secondaire. […] Si vous voulez devenir philosophe, vous devez essayer, autant que possible, de vous défaire de croyances qui sont entièrement tributaires de l’endroit et l’époque où vous avez reçu votre éducation […] ainsi que de tout ce qu’ont pu vous dire vos parents. […] « Mais, me demanderez-vous, pourquoi […] ? ». Pour plusieurs raisons. L’une, c’est que les opinions irrationnelles sont une cause majeure de guerre et d’autres formes de conflit violent. […] Il deviendrait de plus en plus facile de régler les différends à l’amiable et de manière équitable si le point de vue philosophique était plus répandu. Une autre raison pour vouloir être philosophe, c’est que les croyances erronées ne permettent pas, en règle générale, d’atteindre les objectifs escomptés. Ainsi, quand il y avait une épidémie de peste au Moyen Âge, les gens se précipitaient en foule dans les églises pour prier, pensant que leur piété amènerait Dieu à les prendre en pitié ; en fait, les foules massées dans des bâtiments mal aérés créaient des conditions idéales pour la propagation de l’infection. Pour que les moyens soient appropriés aux fins, la superstition ou les préjugés ne suffisent pas : c’est le savoir qui est nécessaire. Une troisième raison est que la vérité vaut mieux que la fausseté. Il y a quelque chose d’ignominieux à se nourrir de mensonges rassurants. Le mari trompé est la figure traditionnelle du ridicule, mais tout bonheur dont la condition est que l’on soit dupe ou aveugle a quelque chose de tout aussi risible ou pitoyable.
