Henri Bergson, L’évolution créatrice, 1907
Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée[1] ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber[2]. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication.
Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, 1949
L’homo faber est dès l’origine des temps un inventeur : déjà le bâton, la massue dont il arme son bras pour gauler[3] les fruits, pour assommer les bêtes sont des instruments par lesquels il agrandit sa prise sur le monde ; il ne se borne pas à transporter au foyer des poissons cueillis au sein de la mer : il faut d’abord qu’il conquière le domaine des eaux en creusant des pirogues ; pour s’approprier les richesses du monde il annexe le monde même. Dans cette action il éprouve son pouvoir ; il pose des fins, il projette vers elles des chemins : il se réalise comme existant. Pour maintenir, il crée ; il déborde le présent, il ouvre l’avenir. C’est pourquoi les expéditions de pêche et de chasse ont un caractère sacré. On accueille leurs réussites par des fêtes et des triomphes ; l’homme y reconnaît son humanité. Cet orgueil il le manifeste aujourd’hui encore quand il a bâti un barrage, un gratte-ciel, une pile atomique. Il n’a pas seulement travaillé à conserver le monde donné : il en a fait éclater les frontières, il a jeté les bases d’un nouvel avenir.
[1] L’âge de bronze (entre 3000 et 1000 av.J.C.) est caractérisé par un usage important de la métallurgie. L’âge de la pierre taillée correspond au Paléolithique, qui commence trois millions d’années avant notre ère.
[2] Homo sapiens : homme pensant ; Homo faber : homme qui fabrique.
[3] Gauler : attraper