Rhinocéros de Ionesco – quelques clés de lecture

La pièce d’Eugène Ionesco, Rhinocéros (1959) n’a d’intérêt, à mon avis, que si l’on considère en permanence au cours de la lecture (ou du visionnage) les trois degrés de compréhension que l’on peut en avoir:

  1. Premier degré de lecture: le sens littéral, absurde et du registre fantastique (voire merveilleux) – Des hommes se transforment peu à peu en rhinocéros, à cause d’une maladie aussi mystérieuse que contagieuse, la rhinocérite, qui semble les frapper indistinctement. On a alors des passages comiques, de non-sens absolu, qui laissent une part de liberté aux metteurs en scène et à leurs équipes, qui peuvent s’amuser et amuser leurs spectateurs avec des dialogues ahurissants, déconcertants, des trucages extravagants, des jeux de scène outrés ou discrètement aberrants. Dans ce contexte atypique, Béranger apparaît comme un « anti-héros », mal à l’aise dans les conversations badines comme dans les débats plus virulents (on pense au dialogue avec Jean, où Béranger essaie tant bien que mal de défendre son humanisme pour justifier sa volonté de garder sa forme humaine), incapable de « se fondre dans la masse ». On finit par éprouver de la peine pour lui qui, seul sur scène, ne parvient à se transformer physiquement en monstre, malgré ses derniers efforts lors de son ultime monologue qui retourne la situation.
  2. Deuxième degré de lecture: le sens métaphorique historique, anti-fasciste (voire plus précisément anti-nazi) – Publiée peu de temps après la seconde guerre mondiale, la pièce résonne singulièrement dès lors que l’on considère la rhinocérite comme une métaphore de la collaboration, un symbole de l’idéologie nazie. Béranger apparaît alors comme le seul « résistant » de la pièce et l’on commence à apercevoir son côté héroïque. Sa marginalité montrée du doigt comme un défaut par Jean s’affirme alors comme une force d’esprit, un refus de coopérer, un refus de se transformer en « monstre », au sens « moral » cette fois. Il affirme son « humanisme » en même temps que son humanité.
  3. Troisième degré de lecture: le sens métaphorique philosophique, anti-conformiste – Ionesco a peur de toutes les idéologies, quelles qu’elles soient (pas seulement l’idéologie nazie). Il l’explique très clairement dans les extraits d’entretiens que je vous recopie ci-dessous). Ainsi, la rhinocérite symbolise les fanatismes, les opinions dès lors qu’elles deviennent « contagieuses » et qu’elles remplacent la réflexion personnelle, bref, les opinions courantes dites « de masse ». La pièce devient alors une tragédie encore plus « grave » que ce qu’on pouvait déjà entrevoir avec le deuxième degré de lecture ! Car à ce stade de l’interprétation, on commence à comprendre que Ionesco décrit dans sa pièce la condition humaine, tout simplement. Lisez les extraits des entretiens ci-dessous, et vous comprendrez pourquoi vos professeurs de français ont choisi de vous faire lire ce texte encore aujourd’hui, au XXIème siècle: c’est fascinant !! Ces paroles datent des années 1960, 1964, 1978 ! et elles n’ont malheureusement pas pris une ride. Les espoirs que Ionesco y exprime ne sont malheureusement plus permis pour nous qui les relisons aujourd’hui. Et pourtant, il faut encore insister pour redonner tout son sens à cette pièce (trop souvent étiquetée « Absurde », à cause du 1er degré de lecture que l’on peut en donner) et regagner l’espoir de son auteur. Béranger est porteur de son « message », car il symbolise cet humain, révolté malgré lui, d’abord isolé, entendu de personne car il marche à contre-courant, dans le doute, à tâtons, parmi ses contemporains qui sont tous devenus des « monstres » (= des rhinocéros), mais il aura su, finalement, résister jusqu’au bout. L’impossibilité qu’il éprouve à se transformer en rhinocéros, malgré son sursaut final qui pourrait nous laisser croire (à tort) qu’il regrette, que Ionesco regrette pour lui qu’il ne se soit pas transformé comme les autres, cette impossibilité montre que son intelligence (exceptionnelle, au sens propre du terme) a décidé pour lui qui commence à douter: il ne se transformera pas, car il faut qu’il en reste au moins un, au moins un humain « humaniste », anticonformiste, pour que tout ne soit pas perdu.

Les extraits d’entretiens (paroles de Ionesco que j’ai récupérées sur ce site):

 

Faces et préfaces de

Rhinocéros

Par Eugène Ionesco

10 JANVIER 1960

Je me suis souvenu d’avoir été frappé au cours de ma vie par ce qu’on pourrait appeler le courant d’opinion, par son évolution rapide, sa force de contagion qui est celle d’une véritable épidémie. Les gens tout à coup se laissent envahir par une religion nouvelle, une doctrine, un fanatisme, enfin parce que les professeurs de philosophie et les journalistes à oripeaux philosophiques appellent le « moment nécessairement historique ». On assiste alors à une véritable mutation mentale. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais, lorsque les gens ne partagent plus votre opinion, lorsqu’on ne peut plus s’entendre avec eux, on a l’impression de s’adresser à des monstres…

À des rhinocéros ?

Par exemple. Ils en ont la candeur et la férocité mêlées. Ils vous tueraient en toute bonne conscience si vous ne pensiez pas comme eux. Et l’histoire nous a bien prouvé au cours de ce siècle que les personnes ainsi transformées ne ressemblent pas seulement à des rhinocéros, ils le deviennent véritablement. Or, il est très possible, bien qu’apparemment extraordinaire, que quelques consciences individuelles représentent la vérité contre l’histoire, contre ce qu’on appelle l’Histoire. Il y a un mythe de l’histoire qu’il serait grand temps de « démythifier » puisque le mot est à la mode. Ce sont toujours quelques consciences isolées qui ont représenté contre tout le monde la conscience universelle. Les révolutionnaires eux-mêmes étaient au départ isolés. Au point d’avoir mauvaise conscience, de ne pas savoir s’ils avaient tort ou raison. Je n’arrive pas à comprendre comment ils ont trouvé en eux-mêmes le courage de continuer tout seuls. Ce sont des héros. Mais dès que la vérité pour laquelle ils ont donné leur vie devient vérité officielle, il n’y a plus de héros, il n’y a plus que des fonctionnaires doués de la prudence et de la lâcheté qui conviennent à l’emploi ; c’est tout le thème de Rhinocéros.

Parlez-nous un peu de sa forme.

Que voulez-vous que je vous en dise ? Cette pièce est peut-être un peu plus longue que les autres. Mais tout aussi traditionnelle et d’une conception tout aussi classique. Je respecte les lois fondamentales du théâtre : une idée simple, une progression également simple et une chute.

NOVEMBRE 1960

[…]

Rhinocéros est sans doute une pièce antinazie, mais elle est aussi surtout une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées, mais n’en sont pas moins de graves maladies collectives dont les idéologies ne sont que des alibis : si l’on s’aperçoit que l’histoire déraisonne, que les personnages des propagandes sont là pour masquer les contradictions qui existent entre les faits et les idéologies qui les appuient, si l’on jette sur l’actualité un regard lucide, cela suffit pour nous empêcher de succomber aux « raisons » irrationnelles, et pour échapper à tous les vertiges.

Des partisans endoctrinés, de plusieurs bords, ont évidemment reproché à l’auteur d’avoir pris un parti anti-intellectualiste et d’avoir choisi comme héros un être plutôt simple. Mais j’ai considéré que je n’avais pas à présenter un système idéologique passionnel, pour l’opposer aux autres systèmes idéologiques et passionnels courants. J’ai pensé avoir tout simplement à montrer l’inanité de ces terribles systèmes, ce à quoi ils mènent, comme ils enflamment les gens, les abrutissent, puis les réduisent en esclavage. On s’apercevra certainement que les répliques de Botard, de Jean, de Dudard ne sont que des formules-clés, les slogans des dogmes divers, cachant, sous le masque de la froideur objective, les impulsions les plus irrationnelles et véhémentes. Rhinocéros est aussi une tentative de « démystification ».

1961

[…] Il s’agissait bien, dans cette pièce de dénoncer, de démasquer, de montrer comment le fanatisme envahit tout, comment il hystérise les masses, comment une pensée raisonnable, au départ, et discutable à la fois, peut devenir monstrueuse lorsque les meneurs, puis dictateurs totalitaires, chefs d’îles, d’arpents ou de continents en font un excitant à haute dose dont le pouvoir maléfique agit monstrueusement sur le « peuple » qui devient foule, masse hystérique. […]

JANVIER 1964

[…] Je me demande si je n’ai pas mis le doigt sur une plaie brûlante du monde actuel, sur une maladie étrange qui sévit sous différentes formes, mais qui est la même, dans son principe. Les idéologies devenues idolâtries, les systèmes automatiques de pensée s’élèvent, comme un écran entre l’esprit et la réalité, faussent l’entendement, aveuglent. Elles sont aussi des barricades entre l’homme et l’homme qu’elles déshumanisent, et rendent impossible l’amitié malgré tout des hommes entre eux ; elles empêchent ce qu’on appelle la coexistence, car un rhinocéros ne peut saccorder avec celui qui ne l’est pas, un sectaire avec celui qui n’est pas de sa secte. […]

JANVIER 1978

Les pages qui suivent ont été écrites un peu avant, un peu après, la création à Paris de Rhinocéros. Ces pages, donc, expriment ce que je croyais penser de ma pièce et du personnage central, Bérenger. Jean-Louis Barrault a fait de Bérenger un personnage à la fois dérisoire et tragique. Une sorte de Charlot. En effet, Jean-Louis Barrault a dit plusieurs fois que les personnages comiques et que les comédies expriment mieux la tragédie de l’homme que les tragédies et les personnages tragiques dans la littérature française. Il s’appuyait, pour l’affirmer, sur de grands exemples : Le Misanthrope, L’Avare, Georges Dandin et d’autres pièces et personnages moliéresques qui se trouvent à la limite du comique et du dramatique. Les Allemands, eux, avaient joué la pièce autrement : pour eux, elle était tragique ; pour eux, la rhinocérite c’était le nazisme et Bérenger un homme seul, impuissant, désarmé face à la montée du nazisme. C’est ainsi que l’ont vue aussi les Roumains par exemple.

En fait, Rhinocéros, publiée également en URSS mais que la censure n’a pas permis de représenter, a été comprise comme une pièce politique et a suscité des réactions politiques. Selon le point de vue des uns et des autres, le héros, anti-héros de la pièce, a été considéré tantôt comme un personnage courageux qui a la vaillance dans sa solitude de s’opposer à l’idéologie dominante, tantôt comme un petit bourgeois apeuré, impénétrable à l’évolution de l’Histoire, tantôt comme un personnage positif, tantôt comme un personnage négatif, un homme qui a raison de se réfugier dans la solitude,un homme qui a tort de se réfugier dans la solitude. Ce qui est certain, c’est que Bérenger déteste les totalitarismes. Pour certains, c’était à l’époque de la création, une hérésie. Mais le mouvement actuel des idées, le refus des idéologies qui au nom de l’homme se sont retournées contre l’homme, semble donner raison à Bérenger qui n’est pas moi, comme on l’a prétendu, car moi-même je parle, je me manifeste, je dis ce que j’ai à dire. Bérenger est ce que j’aurais pu être si j’avais été démuni de parole. J’espère que le temps viendra où les hommes vivront dans des démocraties réelles, qu’ils n’auront besoin ni de se soumettre aux collectivismes déshumanisants, dépersonnalisants, ni de se réfugier dans des tours d’ivoire ou de papier. À ce moment-là, des pièces comme Rhinocéros ne seront plus comprises. J’ai envie de proposer dès maintenant la dépolitisation de cette pièce. Pourquoi, en effet, comme le disait un critique, ne pas prendre cette pièce à la lettre, comme un conte fantastique où l’on imaginerait des villes où les hommes deviendraient vraiment des rhinocéros et non pas des rhinocéros symboliques ?

In IONESCO, Eugène,

Les faces et préfaces de Rhinocéros

Cahier de la cie M. Renaud-J-L Barrault n°97, 1978, p 67-92

+ « Regardez les gens courir, affairés, dans les rues. Ils ne regardent ni à droite, ni à gauche, l’air préoccupé, les yeux fixés à terre, comme des chiens. Ils foncent tout droit, mais toujours sans regarder devant eux, car ils font le trajet connu d’avance, machinalement. Dans toutes les grandes villes du monde, c’est pareil. L’homme moderne, universel, c’est l’homme pressé, il n’a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu’une chose puisse ne pas être utile ; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c’est l’utile qui peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile, on ne comprend pas l’art ; et un pays où on ne comprend pas l’art est un pays d’esclaves et de robots, un pays de gens malheureux, un pays de gens qui ne rient ni ne sourient, un pays sans esprit ; où il n’y a pas d’humour, où il n’y a pas de rire, il y a la colère et la haine. Car ces gens affairés, anxieux, courant vers un but qui n’est pas un but humain ou qui est un mirage, peuvent tout à coup, au son de je ne sais quels clairons, à l’appel de je ne sais quel fou ou démon se laisser gagner par un fanatisme délirant, une rage collective quelconque, une hystérie populaire. Les rhinocérites, à droite, à gauche, les plus diverses, constituent les menaces qui pèsent sur l’humanité qui n’a pas le temps de réfléchir, de reprendre ses esprits ou son esprit, elles guettent les hommes d’aujourd’hui qui ont perdu le sens et le goût de la solitude. »

Notes et Contre-notes, 1962, Ionesco.

 

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