Camus – Introduction à sa pensée philosophique (éclairant L’Etranger et La Peste)

La justice, l’absurde et la révolte chez CAMUS.

INTRODUCTION : CAMUS, philosophe de l’action.

I. L’absurde : point de départ pessimiste de la philosophie de CAMUS.

  1. La mort de Dieu.

  2. L’indifférence de l’étranger.

  3. Le problème du mal.

  4. II. De la lucidité à la révolte : le « négatif » tourné en « positif ».
  1. Nécessité de la lucidité.

  2. La révolte : réaffirmation de l’individu contre la société.

  3. Contre l’injustice.

  4. III. De la révolte à l’espoir : vers un optimisme triomphant.

  1. Miracle de l’espérance, création de valeurs.

  2. La révolte : l’individu avec la société.

  3. La quête du bonheur.

CONCLUSION : « Miracle d’aimer ce qui meurt ».

 

 

 

INTRODUCTION : CAMUS, philosophe de l’action.

En 1936, Camus écrit : « On ne pense que par images. Si tu veux être philosophe, écris des romans ». Ainsi Camus est à la fois écrivain, journaliste et philosophe. Mais il n’a pas écrit de grands traités de philosophie, comme le font habituellement les philosophes. Il a écrit des romans, des pièces de théâtre et des essais. On découvre dans son œuvre une philosophie proche de l’existentialisme. Mais attention ! Camus refuse cette étiquette. Pour lui – et il l’écrit noir sur blanc dans son essai Le mythe de Sisyphe : « L’existentialisme est un suicide philosophique ». Il n’a que faire des problématiques existentialistes (notamment celle posée par Sartre : est-ce l’essence qui précède l’existence ou l’inverse ?). Le point commun entre SARTRE et CAMUS est simplement d’avoir pensé l’absurde de l’existence humaine.

Si ces œuvres ne constituent pas de système à proprement parler, toutefois l’on peut y déceler un plan d’ensemble, revendiqué en partie par Camus lui-même :

Il y aurait tout d’abord le cycle négatif de l’absurde, constitué du roman L’Etranger, des pièces de théâtre Caligula, et Le Malentendu, et de l’essai Le mythe de Sisyphe.

Puis, on aurait le cycle positif de la révolte, constitué du roman La peste, de la pièce de théâtre L’Etat de siège, et de l’essai L’homme révolté.

Ensuite, certains de ses livres traitent du jugement, comme La chute ou encore Le Premier homme (inachevé).

Enfin, les thèmes de l’amour et de l’espoir traversent finalement plusieurs de ses œuvres, littéraires et philosophiques, ainsi que ses notes et articles. Mais il n’aura pas le temps de l’achever, puisqu’il meurt prématurément d’un accident de voiture, en 1960.

I. L’absurde : point de départ pessimiste de la philosophie de CAMUS.

ABSURDE (définition existentialiste) :

Au XXème siècle, l’absurde est le thème central de la philosophie existentialiste française, chez SARTRE et CAMUS notamment. Le terme est souvent employé non seulement sous la forme adjective, mais aussi comme substantif, l’absurde. L’absurde est le caractère de l’existence en tant que ni sa présence ni sa justification ne peuvent être démontrées ou prouvées ; celles-ci échappent à toute conceptualisation. « Cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde. » (Le mythe de Sisyphe, CAMUS). Le terme apparaît également dans L’homme révolté de CAMUS, et dans l’œuvre de SARTRE, essentiellement dans sa dimension romanesque (La Nausée). Le caractère absurde de l’existence est corrélatif de l’affirmation de l’angoisse et de la liberté humaine. Il conduit à une éthique de l’absurde. « Ce monde absurde et sans dieu se peuple alors d’hommes qui pensent clair et n’espèrent plus » (Le mythe de Sisyphe).

Rien n’a de sens : si tout ce qui est, la gestuelle humaine y compris, semble relever d’un mécanisme aveugle, il est impossible de se dérober au déferlement de l’absurde, du sentiment de « l’absence de toute raison profonde de vivre » ; au lieu de vivre sur l’avenir, on « se situe par rapport au temps », c’est-à-dire par rapport à la certitude mathématique » de la mort. L’absurde, ce n’est donc ni le monde, ni le moi, c’est le divorce entre les deux : « il naît de leur confrontation ».

  1. . La mort de Dieu.

La mort de Dieu est déclarée, et ce dès le XIXème siècle (Texte A, 1882, texte de Nietzsche, Le gai savoir). Or, selon CAMUS, l’absence de Dieu prive le monde de justification et d’explication, donnant par là naissance à l’absurde. « L’existence humaine est une parfaite absurdité pour qui n’a pas la foi en l’immortalité » (Le Mythe de Sisyphe).

La mort de Dieu a pour conséquence un décalage entre l’ordre voulu par l’homme et le désordre constaté dans la réalité du monde. Il y a incompatibilité de l’ordre voulu par l’homme avec l’ordre imposé par l’univers. C’est cela, l’absurdité. Comment penser l’action à partir de là ? Comment l’action est-elle encore possible ? C’est là que la logique du suicide se met en place. « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. ». Telles sont les deux phrases qui ouvrent l’essai de CAMUS, Le Mythe de Sisyphe. « Le sens de la vie est la plus pressante des questions », dit-il ensuite. « On se tue parce que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, voilà une vérité sans doute – inféconde cependant parce qu’elle est truisme. Mais est-ce que cette insulte à l’existence, ce démenti où on la plonge vient de ce qu’elle n’a point de sens ? Est-ce que son absurdité exige qu’on lui échappe, par l’espoir ou le suicide, voilà ce qu’il faut mettre à jour, poursuivre et illustrer en écartant tout le reste. L’absurde commande-t-il la mort ? Il faut donner à ce problème le pas sur les autres, en dehors de toutes les méthodes de pensée et des jeux de l’esprit désintéressé. Les nuances, les contradictions, la psychologie qu’un esprit « objectif » sait toujours introduire dans tous les problèmes, n’ont pas leur place dans cette recherche et cette passion. Il y faut seulement une pensée injuste, c’est-à-dire logique. Cela n’est pas facile. Il est toujours aisé d’être logique. Il est presque impossible d’être logique jusqu’au bout. Les hommes qui meurent de leurs propres mains suivent ainsi jusqu’à sa fin la pente de leur sentiment. La réflexion sur le suicide me donne alors l’occasion de poser le seul problème qui m’intéresse : y a-t-il une logique jusqu’à la mort ? Je ne puis le savoir qu’en poursuivant sans passion désordonnée, dans la seule lumière de l’évidence, le raisonnement dont j’indique ici l’origine. C’est ce que j’appelle un raisonnement absurde. Beaucoup l’ont commencé. Je ne sais pas encore s’ils s’y sont tenus. »

  1. . L’indifférence de l’ « étranger » à l’égard du monde.

On lit dans Le Mythe de Sisyphe une description de l’absurde (Camus, texte B).

On peut rapprocher ce texte d’un extrait du roman de SARTRE, La Nausée (auquel Camus fait justement allusion ci-dessus) – texte C en annexe.

« Dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger. »

Impossibilité de se projeter dans l’avenir. Absence totale d’ambition.

En 1939, Camus dérange les autorités algériennes avec son journal l’Alger-Républicain. Ne trouvant plus aucun travail (et pour cause, le gouvernement s’applique à menacer tout employeur éventuel), il est contraint de quitter le pays. Il vient à Paris en 1940. Là, il écrit dans ses Carnets : « Que signifie ce réveil soudain – dans cette chambre obscure – avec les bruits d’une ville tout d’un coup étrangère ? Et tout m’est étranger, tout, sans un être à moi, sans un lieu où refermer cette plaie. Que fais-je ici, à quoi riment ces gestes, ces sourires ? Je ne suis pas d’ici – pas d’ailleurs non plus. Et le monde n’est plus qu’un paysage inconnu où mon cœur ne trouve plus d’appuis. Etranger, qui peut savoir ce que ce mot veut dire. »

Dans une préface pour une édition universitaire américaine de L’Etranger, Camus s’est clairement expliqué sur ses intentions : «  J’ai résumé L’Etranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très paradoxale : « Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort ». Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte de personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l’on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. […]

« On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans L’Etranger l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Il m’est arrivé de dire aussi, et toujours paradoxalement, que j’avais essayé de figurer dans mon personnage le seul christ que nous méritions. On comprendra, après mes explications, que je l’aie dit sans aucune intention de blasphème et seulement avec l’affection un peu ironique qu’un artiste a le droit d’éprouver à l’égard des personnages de sa création. »

  1. . Le problème du mal.

Si Dieu existait, nous dit Camus, ce serait un dieu cruel, impardonnable de permettre ce mal qui submerge le monde qu’il a créé. Il ne faut pas oublier que Camus assiste à la montée du nazisme, puis à la seconde guerre mondiale. Il a perdu son père lorsqu’il était enfant, pendant la Première Guerre. Il grandit dans un environnement pauvre et connaît la misère. En outre, il est malade (tuberculose). Dans La Peste, ce qui symbolise le mieux cette existence révoltante du mal est sans aucun doute la mort de l’enfant Othon, injustifiable, y compris pour le prêtre Paneloux, qui ne peut l’expliquer que par une fausse réponse : les voies de Dieu sont impénétrables. Réponse, qui, bien entendu, ne peut satisfaire Camus qui est athée.

La peste, dans le roman du même nom, symbolise toute forme du mal. Ce n’est donc pas seulement le symbole de l’occupation allemande pendant la guerre, mais aussi et surtout une réflexion à portée universelle sur l’avènement du mal dans le monde, et sur les comportements humains face à lui.

Lorsque le mal domine (quand la peste règne), la vie semble devenir absurde pour de bon : les Oranais tournent en rond, revoient toujours les mêmes films au cinéma, les mêmes spectacles au théâtre. Toutes les actions sont répétitives, y compris celles de Rieux, qui continuent de soigner les malades. Les Oranais ressemblent, comme l’ensemble des humains qui en restent au niveau de l’Absurde, à Sisyphe, qui pousse éternellement la même pierre au sommet d’une colline, dont elle redescend inlassablement.

II. De la lucidité à la révolte : le « négatif » tourné en « positif ».

  1. . Nécessité de la lucidité.

Dans la seconde partie du roman L’Etranger, Camus choisit un autre style d’écriture. Alors que dans la première partie, l’accent est mis sur des gestes simples, décrits comme extérieurs à l’individu (bien qu’écrit à la première personne), la seconde partie accède davantage à l’intérieur du personnage, tout simplement parce que celui-ci a acquis une conscience. Son acte irréversible (le meurtre de l’Arabe) l’a rendu lucide sur sa condition humaine. Ce bouleversement est fondamental dans la philosophie de Camus. Il y a là un retournement radical dans la vie de son personnage, à l’image du bouleversement que tout homme peut vivre s’il parvient à devenir lucide sur l’absurdité de l’existence humaine.

Nous l’avons dit, l’absurde est un point de départ, chez Camus, et non un point d’aboutissement. C’est justement parce que la lucidité permet d’ouvrir une porte, qui sera celle de la quête du bonheur.

  1. . La révolte : réaffirmation de l’individu contre la société.

REVOLTE :

Le terme révolte a d’abord désigné l’action collective par laquelle un groupe refusait l’autorité publique existante ou les règles sociales établies. Depuis le XVIIème siècle, la révolte désigne aussi l’état d’esprit par lequel un individu refuse avec hostilité toute autorité.

Dans les temps modernes, l’esprit de révolte désigne un état permanent d’opposition non seulement contre l’ordre bourgeois, contre les institutions, contre l’académisme, mais aussi contre la condition humaine.

Rejet, refus des institutions, de l’autorité.

Meursault semble n’entrer jamais dans le jeu des institutions ni des rituels (enterrement, mariage, etc., tout cela se passe dans une espèce d’indifférence, que nous étudierons plus loin).

Meursault : volonté de ne jamais mentir.

CAMUS, Préface à l’édition américaine de L’Etranger : « Le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte de personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l’on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir. Mentir, ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent. C’est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu’il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sent menacée. On lui demande par exemple de dire qu’il regrette son crime, selon la formule consacrée. Il répond qu’il éprouve à cet égard plus d’ennui que de regret véritable. Et cette nuance le condamne.

« Meursault pour moi n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d’ombres. Loin qu’il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité encore négative, la vérité d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le monde ne sera jamais possible. »

  1. . Contre l’injustice.

  2. III. De la révolte à l’espoir : vers un optimisme triomphant.
  3. . Miracle de l’espérance.

« Il s’agit de savoir pour nous si l’homme, sans le secours de l’éternel ou de la pensée rationaliste, peut créer à lui seul ses propres valeurs » (Cf. Actuelles, I).

  1. . La révolte : l’individu avec la société.

« La révolte, quand elle débouche sur la destruction, est illogique. Réclamant l’unité de la condition humaine, elle est source de vie, et non de mort » (ce que Caligula n’a pas compris). Ainsi, dans L’homme révolté, Camus poursuit en définissant la révolte comme un « mouvement qui dresse l’individu pour la défense d’une dignité commune à tous les hommes ».

L’homme révolté : « Voici le premier progrès que l’esprit de révolte fait faire à une réflexion d’abord pénétrée de l’absurdité et de l’apparente stérilité du monde. Dans l’expérience absurde, la souffrance est individuelle. À partir d’un mouvement de révolte, elle a conscience d’être collective, elle est l’aventure de tous. Le premier progrès d’un esprit saisi d’étrangeté est donc de reconnaître qu’il partage cette étrangeté avec tous les hommes et que la réalité humaine, dans sa totalité, souffre de cette distance par rapport à soi et au monde. Le mal qu’éprouvait un seul homme devient peste collective. Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le cogito dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes. ». Dans La Peste, le personnage le plus condamnable moralement est Cottard qui profite du mal (il s’adonne au marché noir pendant que la peste dévaste la ville), et vit en « cœur ignorant, c’est-à-dire solitaire ». La révolte ne se pense que collectivement, selon Camus, pour engendrer la solidarité et rendre le bonheur possible malgré l’absurde.

  1. . La quête du bonheur.

On le sait, Camus était malade (tuberculose). Or, au beau milieu d’une période de crise, il écrit : « Ce qui importe, c’est que je me suis donné un but, une œuvre… Convenez qu’il n’apparaît pas beaucoup de découragement dans ces décisions. Un être jeune [Camus a vingt ans] ne saurait d’ailleurs renoncer totalement. Toutes les lassitudes réunies ne viennent pas à bout des forces de recommencement qu’il porte en lui. J’ai trop longtemps méconnu les forces de vitalité que je porte en moi… Je m’aperçois sans complaisance aucune que je suis capable de résistance – d’énergie – de volonté… Mon état physique laisse, il est vrai, à désirer. Mais j’ai le désir de guérir. »

On est parti de l’absurde (pessimisme) pour arriver à l’espoir (optimisme). Pas de complaisance dans l’angoisse ni dans l’indifférence. Pas de mépris ni de suicide. En cela aussi, Camus se détache des existentialistes. A propos de Sartre, et en en faisant la critique (pour son roman Le Mur), il écrit dans l’Alger républicain : « Constater l’absurdité de la vie ne peut être une fin, mais seulement un commencement ». (1939).

Ainsi, dans le Mythe de Sisyphe, il écrit : « On ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire quelque manuel de bonheur ». Pour Camus, il faut imaginer Sisyphe « heureux », comme le docteur Rieux trouve une forme de bonheur dans l’accomplissement répétitif de son travail lors des ravages de la peste.

Résumant la façon dont les critiques ont compris L’Etranger, Camus note dans ses Carnets : « L’Impassibilité, disent-ils. Le mot est mauvais. Bienveillance serait meilleur ».

En effet, on remarquera que Meursault dit « oui » à tout ce qui lui arrive ; il ne dit jamais « non », et il ne reste jamais inactif. Exemples : le mariage avec Marie, alors qu’il n’éprouve pas plus d’amour que cela, l’enterrement de sa mère, alors qu’il n’éprouve pas plus de peine que cela, le meurtre de l’Arabe, alors qu’il n’éprouve aucune haine.

Meursault semble appliquer un principe que Camus s’est fixé à vingt ans, alors qu’li venait de vivre une importante crise dans sa maladie : « Je ne regrette rien… j’ai agi selon mon cœur et mes sentiments. Et c’est cette petite raison, ridiculement sentimentale, qui fait ma seule force du moment. J’ai compris qu’il ne faut rien demander à la vie, mais accepter avant de discuter. Cela vaut mieux que de vouloir à toute force être fidèle à soi-même surtout lorsque, comme moi, on se connaît si peu ».

Ainsi, parce que de toute façon, nous sommes étrangers à nous-mêmes, autant dire « oui » à tout ce que la vie nous offre…

CONCLUSION : « Miracle d’aimer ce qui meurt ».

Camus, athée, se livre à un humanisme qu’il juge nécessaire, en dehors de toute considération religieuse. C’est peut-être ce qui lui a donné la force de s’engager dans la Résistance pendant la seconde guerre mondiale, dans la dénonciation de la misère en Kabylie, dans la lutte contre la peine de mort. Il s’oppose au fascisme, mais il s’oppose aussi, tout en restant à gauche politiquement, au stalinisme, dont il dénonce le caractère totalitaire.

Dans sa littérature, on trouve des traces de cette nécessité humaniste un peu partout. Dans La Peste, elle est dans la solidarité qui naît entre les Oranais, elle est dans l’héroïsme ordinaire du docteur Rieux, de Joseph Grand, du journaliste Rambert (qui renonce à rejoindre sa bien-aimée pour rester aider ses semblables : « Il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul ». Cette phrase illustre le cogito camusien : « Je me révolte, donc nous sommes »). Ces héros ordinaires sont justement sortis de l’Absurde. Ils ont choisi de privilégier cette forme d’amour universel qu’est la solidarité, luttant pour l’espoir, le bonheur, l’amour sous toutes ses formes (solidarité, générosité, amour passionnel, amitié, tendresse, amour parental, filial, fraternel). La mère de Rieux, aussi, offre un espoir en l’humain, et un triomphe du bonheur sur le problème du mal : « Un regard où se lisait tant de bonté serait toujours plus fort que la peste ». S’il y a une morale à tirer de La Peste, elle réside dans ces termes : « Il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser », expression de l’humanisme athée de Camus. La Peste est un roman tragique, mais tourné vers l’espoir. Camus pense que ce qui dérange dans son œuvre, c’est qu’elle « puisse servir à toutes les résistances contre toutes les tyrannies » (lettre à Roland Barthes, 1955).

 

 

ANNEXE

Texte A : Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, 1882

N’avez-vous pas entendu parler de cet homme insensé qui, ayant allumé une lanterne en plein midi, courait sur la place du marché et criait sans cesse : «  Je cherche Dieu! Je cherche Dieu! » – Et comme là-bas se trouvaient précisément rassemblés beaucoup de ceux qui ne croyaient pas en Dieu, il suscita une grand hilarité. L’a-t-on perdu? dit l’un.
S’est-il égaré comme un enfant? dit un autre. Ou bien se cache-t-il quelque part ? A-t-il peur de nous? S’est-il embarqué? A-t-il émigré? – ainsi ils criaient et riaient tous à la fois. L’insensé se précipita au milieu d’eux et les perça de ses regards. « Où est Dieu? cria-t-il, je vais vous le dire! Nous l’avons tué – vous et moi! Nous tous sommes ses meurtriers! Mais comment avons-nous fait cela? Comment avons-nous pu vider la mer? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier? Qu’avons-nous fait, de désenchaîner cette terre de son soleil? Vers où roule-t-elle à présent? Vers quoi nous porte son mouvement? Loin de tous les soleils? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés? Est-il encore un haut et un bas? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini?
Ne sentons-nous pas le souffle du vide? Ne fait-il pas plus froid? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit? Ne faut-il pas allumer les lanternes dès le matin? N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ont enseveli Dieu? Ne sentons-nous rien encore de la putréfaction divine? – les dieux aussi se putréfient! Dieu est mort! Dieu reste mort! Et c’est nous qui l’avons tué! Comment nous consoler, nous, les meurtriers des meurtriers? Ce que le monde avait possédé jusqu’alors de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous nos couteaux – qui essuira ce sang de nos mains? Quelle eau lustrale pourra jamais nous purifier? Quelles solennités expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer?
La grandeur de cette action n’est-elle pas trop grande pour nous? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour paraîtres dignes de cette action? Il n’y eut jamais d’action plus grande – et quiconque naîtra après nous appartiendra, en vertu de cette action même, à une histoire supérieure à tout ce que fut jamais l’histoire jusqu’alors! » – Ici l’homme insensé se tut et considéra à nouveau ses auditeurs : eux aussi se taisaient et le regardaient sans comprendre. Enfin il jeta sa lanterne au sol si bien qu’elle se brisa et s’éteignit. « J’arrive trop tôt, dit-il ensuite, mon temps n’est pas encore venu. Ce formidable événement est encore en marche et voyage – il n’est pas encore parvenu aux oreilles des hommes.
Il faut du temps à la foudre et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions après leur accomplissement, pour être vus et entendus. Cette action-là leur est encore plus lointaine que les astres les plus lointains – et pourtant ce sont eux qui l’on accomplie! » On raconte encore que ce même jour l’homme insensé serait entré dans différentes églises où il aurait entonné son Requiem aeternam Deo. Jeté dehors, et mis en demeure de s’expliquer, il n’aurait cessé de répartir : « à quoi bon ces églises, si elles ne sont les caveaux et les tombeaux de Dieu? »

Texte B : Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, 1942

Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. « Commence », ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l’éveille et elle provoque la suite. La suite, c’est le retour inconscient dans la chaîne, ou c’est l’éveil définitif. Au bout de l’éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement. En soi, la lassitude a quelque chose d’écoeurant. Ici je dois conclure qu’elle est bonne. Car tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. Ces remarques n’ont rien d’original. Mais elles sont évidentes : cela suffit pour un temps, à l’occasion d’une reconnaissance sommaire dans les origines de l’absurde. Le simple « souci » est à l’origine de tout.

De même et pour tous les jours d’une vie sans éclat, le temps nous porte. Mais un moment vient toujours où il faut le porter. Nous vivons sur l’avenir : « demain », « plus tard », « quand tu auras une situation », « avec l’âge tu comprendras ». Ces inconséquences sont admirables, car enfin il s’agit de mourir. Un jour vient pourtant et l’homme constate ou dit qu’il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend sa place. Il reconnaît qu’il est à un certain moment d’une courbe qu’il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s’y refuser. Cette révolte de la chair, c’est l’absurde.

Un degré plus bas et voici l’étrangeté : s’apercevoir que le monde est « épais », entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d’inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d’arbres, voici qu’à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu’un paradis perdu. L’hostilité primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous. Pour une seconde, nous ne le comprenons plus puisque pendant des siècles nous n’avons compris en lui que les figures et les dessins que préalablement nous y mettions, puisque désormais les forces nous manquent pour user de cet artifice. Le monde nous échappe puisqu’il redevient lui-même. Ces décors masqués par l’habitude redeviennent ce qu’ils sont. Ils s’éloignent de nous. De même qu’il est des jours où, sous le visage familier d’une femme, on retrouve comme une étrangère celle qu’on avait aimée il y a des mois ou des années, peut-être allons-nous désirer même ce qui nous rend soudain si seuls. Mais le temps n’est pas encore venu. Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde.

Texte C : Jean-Paul Sartre, La nausée, 1938

Donc j’étais tout à l’heure au jardin public. La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J’étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j’ai eu cette illumination.
Ça m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces dernier jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire « exister». J’étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux « la mer est verte ; ce point blanc là-haut, c’est une mouette », mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une « mouette-existante » ; à l’ordinaire, l’existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d’elle et, finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j’avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot « être ». Ou alors, je pensais… comment dire? Je pensais l’appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses, j’étais à cent lieues de songer qu’elles existaient : elles m’apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d’outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l’on m’avait demandé ce que c’était que l’existence, j’aurais répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme vide qui venait s’ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà: tout d’un coup, c’était là, c’était clair comme le jour: l’existence s’était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c’était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l’existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s’était évanoui : la diversité des choses, leur individualité n’était qu’une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité. […]
J’étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible. Mais, au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d’apparaître; je comprenais la Nausée, je la possédais. À vrai dire je ne me formulais pas mes découvertes. Mais je crois qu’à présent, il me serait facile de les mettre en mots. L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence : la contingence n’est pas un faux semblant, une apparence qu’on peut dissiper; c’est l’absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le coeur et tout se met à flotter.

Texte D : Albert Camus, L’homme révolté, 1951

Voici le premier progrès que l’esprit de révolte fait faire à une réflexion d’abord pénétrée de l’absurdité et de l’apparente stérilité du monde. Dans l’expérience absurde, la souffrance est individuelle. À partir d’un mouvement de révolte, elle a conscience d’être collective, elle est l’aventure de tous. Le premier progrès d’un esprit saisi d’étrangeté est donc de reconnaître qu’il partage cette étrangeté avec tous les hommes et que la réalité humaine, dans sa totalité, souffre de cette distance par rapport à soi et au monde. Le mal qui éprouvait un seul homme devient peste collective. Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le cogito dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes.

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