Lautréamont, Les Chants de Maldoror, 1869 – Chant IV – l’autoportrait.

Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me
regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre
ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais
pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque,
comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux
pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai
pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont
pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une
sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui
ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la
chair. Cependant mon coeur bat. Mais comment battrait-il, si
la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas
dire corps) ne le nourrissaient abondamment? Sous mon
aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence,
et, quand l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles.
Prenez garde qu’il ne s’en échappe un, et ne vienne gratter,
avec sa bouche, le dedans de votre oreille: il serait ensuite
capable d’entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle
droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse
perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim: il faut que
chacun vive. Mais, quand un parti déjoue complétement les
ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas
se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes:
j’y suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a
pris sa place: elle m’a rendu ennuque, cette infâme. Oh! si
j’avais pu me défendre avec mes bras paralysés; mais, je
crois plutôt qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en
soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y
promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent
plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de
mes testicules: l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé
dedans. L’anus a été intercepté par un crabe; encouragé par
mon inertie, il garde l’entrée avec ses pinces, et me fait
beaucoup de mal! Deux méduses ont franchi les mers,
immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé.
Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues
qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur
galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une
pression constante, que les deux morceaux de chair ont
disparu, tandis qu’il est resté deux monstres, sortis du
royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la
férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque
c’est un glaive. Oui, oui… je n’y faisais pas attention…
votre demande est juste. Vous désirez savoir, n’est-ce pas,
comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins?
Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement;
cependant, si je me décide à prendre pour un souvenir ce qui
n’est peut-être qu’un rêve, sachez que l’homme, quand il a su
que j’avais fait voeu de vivre avec la maladie et
l’immobilité jusqu’à ce que j’eusse vaincu le Créateur,
marcha, derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas
si doucement, que je ne l’entendisse. Je ne perçus plus rien,
pendant un instant qui ne fut pas long. Ce poignard aigu
s’enfonça, jusqu’au manche, entre les deux épaules du taureau
des fêtes, et son ossature frissonna, comme un tremblement
de terre. La lame adhère si fortement au corps, que personne,
jusqu’ici, n’a pu l’extraire. Les athlètes, les mécaniciens,
les philosophes, les médecins ont essayé, tour à tour, les
moyens les plus divers. Ils ne savaient pas que le mal qu’a
fait l’homme ne peut plus se défaire! J’ai pardonné à la
profondeur de leur ignorance native, et je les ai salués des
paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passeras près de
moi, ne m’adresse pas, je t’en supplie, le moindre mot de
consolation: tu affaiblirais mon courage. Laisse-moi
réchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volontaire.
Va-t’en… que je ne t’inspire aucune piété. La haine est
plus bizarre que tu ne le penses; sa conduite est
inexplicable, comme l’apparence brisée d’un bâton enfoncé
dans l’eau. Tel que tu me vois, je puis encore faire des
excursions jusqu’aux murailles du ciel, à la tête d’une
légion d’assassins, et revenir prendre cette posture, pour
méditer, de nouveau, sur les nobles projets de la vengeance.
Adieu, je ne te retarderai pas davantage; et, pour
t’instruire et te préserver, réfléchis au sort fatal qui m’a
conduit à la révolte, quand peut-être j’étais né bon! Tu
raconteras à ton fils ce que tu as vu; et, le prenant par la
main, fais-lui admirer la beauté des étoiles et les
merveilles de l’univers, le nid du rouge-gorge et les temples
du Seigneur. Tu seras étonné de le voir si docile aux
conseils de la paternité, et tu le récompenseras par un
sourire. Mais, quand il apprendra qu’il n’est pas observé,
jette les yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur
la vertu; il t’a trompé, celui qui est descendu de la race
humaine, mais, il ne te trompera plus: tu sauras désormais ce
qu’il deviendra. O père infortuné, prépare, pour accompagner
les pas de ta vieillesse, l’échafaud ineffaçable qui
tranchera la tête d’un criminel précoce, et la douleur qui te
montrera le chemin qui conduit à la tombe.

Ce contenu a été publié dans Il n'est pas interdit de lire pour le plaisir.... Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.