Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil

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Lecture linéaire – ORAL – Texte n°1

Parcours : « Notre monde vient d’en trouver un autre. »

Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, 1578

Chapitre XV. Comment les Américains traitent leurs prisonniers pris en guerre, et les cérémonies qu’ils observent tant à les tuer qu’à les manger.

Extrait : « Comparaison de la cruauté française avec celle des barbares »

  • Je pourrais encore amener quelques autres semblables exemples, touchant la cruauté des sauvages envers leurs ennemis, si ce n’était qu’il me semble que ce que j’en ai dit est assez pour faire avoir horreur, et dresser à chacun les cheveux sur la tête.

Jean de Léry a décrit précédemment les rituels anthropophages du peuple des Tupinambas. Conscient que ces rituels susciteront l’effroi de ses lecteurs, il ne juge pas nécessaire d’en décrire davantage. Il existe « quelques autres semblables exemples » (on remarque les pluriels qui suggèrent qu’ils sont nombreux), mais Léry ne les décrira pas : « ce que j’en ai dit est assez ». L’usage du conditionnel (« je pourrais encore ») montre la potentialité de terribles récits que nous n’aurons pas.

Le champ lexical de la violence effrayante est déjà présent (« cruauté », « sauvages », « horreur », « dresser à chacun les cheveux sur la tête »), et il dominera tout le texte. En effet, il s’agit d’évoquer les actes violents/ cruels pratiqués par un peuple.

En outre, Léry, comme le fera Montaigne, assume ses choix et prises de position. Il s’exprime à la 1ère personne du singulier « je » et multiplie les modalisateurs qui contextualisent son propos. « Il me semble que ce que j’en ai dit est assez » : il commente lui-même son propre texte.

Enfin, on note d’ores et déjà que la « cruauté des sauvages » évoquée ici n’est tournée que contre « leurs ennemis », ce qui aura son importance à la fin du texte.

  • Néanmoins afin que ceux qui liront ces choses tant horribles, exercées journellement entre ces nations barbares de la terre du Brésil, pensent aussi un peu de près à ce qui se fait par deçà parmi nous :

Si le but de Léry n’est donc plus d’ajouter récits et descriptions de rituels cannibales à son chapitre, quel est-il ? Introduit par le connecteur logique « afin que », son objectif est explicite : il s’agit de tourner le regard des lecteurs (« ceux qui liront ces choses ») vers eux-mêmes, vers ce qui se passe « chez eux », « par deçà parmi nous » (= du côté de chez nous).

Il s’agit de comparer deux cultures, puisque Léry nous invite à observer « aussi » bien qu’on vient de le faire concernant les Tupinambas les rituels des Européens de son époque. L’euphémisme « un peu de près » atténue l’idée que nous allons maintenant nous attarder sur les mœurs européennes (« ce qui se fait ») autant que nous l’avons fait précédemment sur les rites brésiliens.

  • je dirai en premier lieu sur cette matière, que si on considère à bon escient ce que font nos gros usuriers (suçant le sang et la moelle, et par conséquent mangeant tous en vie, tant de veuves, orphelins et autres pauvres personnes auxquels il vaudrait mieux couper la gorge d’un seul coup, que les faire ainsi languir) qu’on dira qu’ils sont encore plus cruels que les sauvages dont je parle. Voilà aussi pourquoi le Prophète dit, que telles gens écorchent la peau, mangent la chair, rompent et brisent les os du peuple de Dieu, comme s’ils les faisaient bouillir dans une chaudière.

Premier exemple (« en premier lieu ») : un cannibalisme symbolique est pratiqué en Europe ; il s’agit du prêt usurier. Léry n’hésite pas à filer la métaphore, en évoquant des détails anthropophages (« suçant le sang et la moelle/ mangeant tous en vie »), appliqués contre les personnes les plus vulnérables financièrement, qu’on reconnaît dans l’énumération : « veuves, orphelins et autres pauvres personnes ». « Le sang et la moelle » symbolisent l’argent et les biens matériels.

Or -et cet argument prend d’autant plus de poids que c’est un pasteur protestant qui s’exprime ici- l’usure est condamnée par le Christianisme, comme en témoigne par exemple l’Évangile de Luc, chapitre 6, versets 34 et 35 : « 34 Si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir en retour, quelle reconnaissance méritez-vous ? Même les pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent. / 35 Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car lui, il est bon pour les ingrats et les méchants.» En se référant à la Bible, Léry poursuit sa métaphore filée avec l’évocation de détails anthropophages, jusqu’à la « chaudière » dans laquelle le créancier fait « bouillir » symboliquement ses débiteurs, qui apparaissent ici sous les traits de quelque volaille dont on retire la peau et qu’on décortique avant d’en déguster la chair.

  • Davantage, si on veut venir à l’action brutale de mâcher et manger réellement (comme on parle) la chair humaine, ne s’en est-il point trouvé en ces régions de par deçà, voire même entre ceux qui portent le titre de Chrétiens, tant en Italie qu’ailleurs, lesquels ne s’étant pas contentés d’avoir fait cruellement mourir leurs ennemis, n’ont pu rassasier leur courage, sinon en mangeant de leur foie et de leur cœur ? Je m’en rapporte aux histoires.

Deuxième exemple, qui doit être plus convaincant encore (connecteur logique: « Davantage ») : un cannibalisme au sens propre a aussi été pratiqué entre Chrétiens. Très vite, Léry quitte le domaine de la métaphore pour arriver au sens propre de « l’action de mâcher et manger […] la chair humaine » (= anthropophagie) ; ce sens propre est annoncé par l’adverbe « réellement » et la parenthèse qui suit « (comme on parle) ». Léry insiste sur l’explicitation de ce dont il va parler désormais.

Par la question rhétorique (« ne s’en est-il point trouvé »), Léry oblige le lecteur à reconnaître qu’il doit aussi se « rapporte[r] aux histoires » et admettre que dans diverses contrées de l’Europe (« en ces régions de par deçà […] tant en Italie qu’ailleurs »), le cannibalisme a été pratiqué.

On note toutefois que ce cannibalisme est encore tourné contre « leurs ennemis » (ce qui sera important pour la suite immédiate du texte!). Cela dit, il est pratiqué « entre ceux qui portent le titre de Chrétiens ». Léry sous-entend qu’ils n’en portent que le « titre », et que leurs actions n’en sont pas dignes. En effet, les Chrétiens sont censés s' »aimer les uns les autres »; or, ces actes cruels ne répondent en aucun cas aux adages prônés par leur idole (Jésus Christ).

À ce stade de la lecture, on commence déjà à être horrifié par la violence des actes évoqués, notamment grâce à l’écœurement généré par l’image d’un foie et d’un cœur dévorés par des hommes qui semblent assoiffés de vengeance et de cruauté (« n’ont pu rassasier leur courage »). La violence dépeinte ici semble sans limites.

  • Et sans aller plus loin, en la France quoi ? (Je suis Français et je me fâche de le dire) durant la sanglante tragédie qui commença à Paris le 24 août 1572 dont je n’accuse point ceux qui n’en sont pas cause : entre autres actes horribles à raconter, qui se perpétrèrent lors par tout le Royaume, la graisse des corps humains (qui d’une façon plus barbare et cruelle que celle des sauvages, furent massacrés dans Lyon, après être retirés de la rivière de Saône) ne fut-elle pas publiquement vendue au plus offrant et dernier enchérisseur ? Les foies, cœurs, et autres parties des corps de quelques-uns ne furent-ils pas mangés par les furieux meurtriers, dont les enfers ont horreur ? […]

Léry précise son exemple de cannibalisme au sens propre, pratiqué en Europe, avec le cas des Français (« Et sans aller plus loin, en la France »)… Pas besoin d’aller chercher trop loin, en effet, puisque des cas d’anthropophagie ont été avérés en France, à Paris d’abord, lors du massacre de la Saint-Barthélémy (« la sanglante tragédie qui commença à Paris le 24 août 1572 », c’est-à-dire juste avant le moment où Léry écrit ces lignes), à Lyon ensuite, mais finalement « par tout le Royaume », donc partout dans le pays, lors des guerres de religions.

Ici, la violence est dénoncée par une concentration de termes du champ lexical de la violence effrayante et d’images précises d’actes cruels, toujours en jaune dans le texte. Léry use encore de questions rhétoriques qui obligent le lecteur à la reconnaissance de ces actes. Les détails écœurants sont toujours nombreux et permettent de bien imaginer la scène (« la graisse des corps humains », « les foies, les cœurs, et autres parties des corps »).

Comme dans les trois premières lignes qui parlaient encore des « exemples touchant la cruauté des sauvages », les « actes horribles » perpétrés par les Européens sont nombreux : « entre autres »… Léry n’en choisit qu’un. Mais il suffit à atteindre son but : montrer, grâce à la comparaison entre les mœurs des deux peuples évoqués dans le chapitre XV (les Tupinambas cannibales d’une part, et les Européens d’autre part), que ces derniers sont peut-être encore « plus barbare[s] et crue[ls] » que les Brésiliens étudiés.

Léry est toujours présent dans son texte, et il prend position. Il avoue ressentir de la honte à être français, dans une parenthèse qui résonne bien plus fort qu’une simple parenthèse (il détourne la fonction des parenthèses en y précisant quelque chose qui l’implique personnellement). Cela dit, s’il y a des Français responsables de toutes ces violences, il y en a qui ne le sont pas (à commencer par lui-même, puisqu’il a honte d’être français !). Mais la litote (« je n’accuse point ceux qui n’en sont pas cause ») lui permet d’accuser avec efficacité les vrais coupables : les Catholiques à l’origine de ce massacre de Protestants, dénoncés par des termes accusateurs forts : « furieux meurtriers, dont les enfers ont horreur ».

C’est là aussi que la violence et l’horreur prennent toute leur ampleur : car il s’agit d’un cannibalisme perpétré non plus « envers leurs ennemis », mais entre Chrétiens. Autant dire : entre frères, appartenant au même peuple et adorant le même dieu.

  • Il y a encore des milliers de personnes en vie, qui témoigneront de ces choses non jamais auparavant ouïes entre peuples quels qu’ils soient, et les livres qui dès long temps en sont jà imprimés, en feront foi à la postérité. […]

De la nécessité du témoignage. Ces trois lignes ont une double fonction.

Non seulement elles ont une valeur de « preuve » dans le raisonnement de Léry : il s’appuie, comme il l’a dit déjà, sur « des histoires » ; et ces histoires, il les a entendues de témoins directs (« des milliers de personnes en vie »), ou bien il les a lues dans des « livres ».

Mais aussi, ces témoignages doivent perdurer dans le temps, puisqu’ils « feront foi à la postérité » (comme le montre notre lecture aujourd’hui, par exemple!). Il ne faut pas oublier l’horreur qui a été produite en ces temps de guerres de religions. Mieux : il ne faut oublier aucune violence qui aurait eu lieu dans quel que peuple que ce soit. Léry invite déjà à prendre connaissance et à se souvenir des actes cruels qui peuvent avoir lieu partout (et non pas seulement chez les « sauvages »!), jusque « chez nous ».

  • Par quoi, qu’on n’abhorre plus tant désormais la cruauté des sauvages anthropophages, c’est-à-dire mangeurs d’hommes : car puisqu’il y en a de tels, voire d’autant plus détestables et pires au milieu de nous, qu’eux qui, comme il a été vu, ne se ruent que sur les nations lesquelles leur sont ennemies, et ceux-ci se sont plongés au sang de leurs parents, voisins et compatriotes, il ne faut pas aller si loin qu’en leur pays ni qu’en l’Amérique pour voir choses si monstrueuses et prodigieuses.

Le connecteur « par quoi » indique une conclusion qui découle logiquement de ce qui précède ; Léry a démontré quelque chose. C’est là qu’il exprime explicitement sa thèse, qui prend valeur d’injonction.

Thèse explicite : « qu’on abhorre plus tant désormais la cruauté des sauvages anthropophages […] il ne faut pas aller si loin qu’en leur pays ni qu’en Amérique pour voir choses si monstrueuses et prodigieuses ».

La forme « que + subjonctif » exprime une injonction finale : Léry nous implore de comprendre que, parce que nous ne valons pas mieux que les Tupinambas en terme de violence, y compris anthropophage, il n’y a plus rien qui ne nous autorise à juger leur peuple en se focalisant sur leur cannibalisme.

D’autant plus que, si on doit comparer jusqu’au bout les deux types de violence anthropophage au Brésil et en France, on s’aperçoit que le cannibalisme des Français aura été bien pire que celui des Tupinambas. Ces derniers observent (d’une manière civilisée, en fin de compte) des « cérémonies » vouées à traiter leurs ennemis, alors que les « furieux meurtriers » français s’en sont pris d’une façon chaotique à leurs « frères » (« parents, voisins, compatriotes »).

Ce texte invite à relativiser ce qu’on appelle la barbarie: elle existe aussi bien au Brésil qu’en France, ne l’oublions pas. Il n’y a alors plus lieu de juger les cannibales à cause de leur cruauté.

OUVERTURE :

La comparaison entre les peuples invite donc à ce qu’on appelle aujourd’hui le relativisme culturel. Il s’agit de proscrire l’ethnocentrisme et de prendre connaissance des mœurs des différents peuples sans jugement moral. C’est ce que Claude Levi-Strauss appréciera chez Jean de Léry, qu’il qualifie comme un ethnographe avant l’heure et dont il admirait la démarche d’observation anthropologique (voir texte contracté, extrait des Tristes Tropiques, 1955).

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