En parlant d’Orphée…

Pour retenir ce qu’est le lyrisme (ou registre lyrique), retenez la belle et sombre histoire de celui qui est considéré dans la mythologie antique comme le premier poète de notre culture occidentale : Orphée.

Fils de l’Oeagre (un fleuve-dieu de Thrace) et de la muse Calliope, Orphée est protégé par Apollon, dieu du soleil, de la musique et de la poésie. Apollon offre à Orphée divers dons, notamment celui d’user admirablement de la lyre, qu’il a créée et qu’il lui a léguée. Chanteur, musicien, poète, connu pour avoir su charmer et apaiser les Argonautes (compagnons de Jason lors de la conquête de la Toison d’or) et les avoir sauvés du chant maléfique des Sirènes en y opposant son chant plus puissant, Orphée est surtout resté dans la mémoire collective grâce à l’histoire d’amour tragique qu’il a vécue avec Eurydice.

La belle Eurydice est une dryade, c’est-à-dire une nymphe des forêts. Le jour de son mariage avec Orphée, selon certaines légendes, elle est courtisée par Aristée, un prétendant trop insistant. Elle l’évite, mais dans sa fuite, elle est mordue au pied par un serpent et meurt. Désespéré, Orphée descend aux Enfers pour implorer Pluton et Proserpine, maîtres des lieux, de lui rendre Eurydice. Son chant et sa musique émeuvent tout autant les morts que les vivants, et Pluton et Proserpine n’échappent pas à cette séduction irrésistible. Conquis par le discours poétique d’Orphée, ils succombent et lui accordent sa requête, mais à une condition: lorsqu’il remontera Eurydice des Enfers au monde des vivants, il ne devra pas regarder sa bien-aimée. Cependant, sur le long chemin ténébreux et lugubre qui ramène à la vie, Orphée s’inquiète et ne résiste pas à la tentation de se retourner pour voir une nouvelle fois Eurydice. Il la perd alors pour la seconde fois: elle lui échappe, lui dit « Adieu… », et disparaît de nouveau dans le sinistre sentier des Enfers, définitivement cette fois.

Perdu à jamais, Orphée entame alors une longue errance solitaire dans les forêts, les montagnes, les déserts, le long des fleuves et des rochers. Partout où il passe, il envoûte par son chant, accompagné de sa lyre, non seulement les humains, mais aussi tous les arbres, les roches, les ruisseaux, les oiseaux, et toutes les bêtes sauvages qui l’entendent. Après quelque temps, les Bacchantes, ces femmes inspirées de Bacchus (Dionysos, le dieu du vin, du délire, de la tragédie et de la joie extatique), qui vivent dans la nature sauvage, à demi nues, dans le joie et l’ivresse délirantes, ne voient pas d’un bon oeil Orphée, ce poète esseulé, endeuillé, qui s’avère irrémédiablement plongé dans cette mélancolie profonde, au point de délaisser les plaisirs de la chair, jusqu’à être parfaitement indifférent aux belles et séductrices bacchantes… Jalouses et mauvaises, elles le lapident, déchiquettent son corps, dont elles dispersent les membres. Elles jettent sa tête dans l’Hèbre (fleuve de Thrace, qui traverse les actuelles Bulgarie, Turquie et Grèce). Sa tête est recueillie sur l’ile de Lesbos par des Muses, qui la protègent désormais. Son âme est retournée aux Enfers et a rejoint celle d’Eurydice pour l’éternité.

Orphée est un mythe au sens plein du terme: non seulement ce personnage est issu de la mythologie (on le trouve dans Les Métamorphoses d’Ovide, aux livres X et XI, et dans Les Georgiques, de Virgile, au livre IV; même le philosophe Platon en parle dans son ouvrage sur l’amour, intitulé Le Banquet), mais il a traversé les siècles dans tout l’Occident et dans tous les arts, ce qui en fait un mythe au sens sociologique et culturel du terme. En effet, l’histoire d’Orphée explique pourquoi il y a à travers les siècles une figure récurrente chez les poètes: un homme solitaire, éperdument malheureux, éperdument amoureux, dans une quête impossible, errant dans la nature, envoûtant de ses textes et de sa musique non seulement les humains mais aussi la nature sauvage, adoptée en quelque sorte, qui se fait le reflet de ses émotions (paysage miroir de l’âme du poète). La première mort d’Eurydice est tragique; sa résurrection (nécessairement irrationnelle, métaphysique) peut être interprétée comme un pouvoir effectif réservé aux poètes: par la force de leur chant, les poètes ont le pouvoir de ranimer les morts, par la force de l’inspiration, du souvenir vivace des sentiments et des émotions, la force des mots et de la musicalité, bref, de ce qu’on appelle aujourd’hui le lyrisme, en hommage à l’instrument de musique d’Orphée.

Après l’Antiquité, les périodes historiques ont vu renaître Orphée, parfois fidèle au récit d’origine, parfois transformé par les préoccupations temporelles des artistes qui l’ont fait revenir. Ainsi, Ronsard au XVIème siècle, Corneille au XVIIème siècle, Shelley, Victor Hugo, Nerval au XIXème siècle, Rilke, Cocteau (dans la littérature mais aussi au cinéma), Anouilh, Tennessee Williams, Apollinaire, Yourcenar, Valéry au XXème siècle, nombreux sont les écrivains qui ont revisité le mythe d’Orphée. Nombreux aussi sont les compositeurs qui lui ont consacré un opéra, un ballet, une chanson. En voici un petit florilège très subjectif:

  • Monteverdi, Orfeo, 1607, ici orchestré magistralement par Jordi Savall en 2001.
  • Haydn, L’anima del filosofo ossia Orfeo ed Euridice, 1791, ici orchestré en 1995, avec Cecilia Bartoli pour incarner Eurydice.
  • Offenbach, Orphée aux enfers, 1858, une version satirique du mythe, dans laquelle on entend un morceau devenu très connu depuis, le Galop infernal, repris pour danser le french-cancan ! (Je vous laisse chercher si la curiosité vous y pousse, car pour ma part, j’ai peur de l’avoir dans la tête pendant trois jours…)
  • Stravinsky, Orpheus, 1947. Je n’ai malheureusement pas trouvé de représentation dansée de ce ballet, mais vous pouvez écouter la musique .
  • Pierre Henry, Orphée 53, 1953, à écouter . La musique dite « concrète » de ce compositeur, mort cet été, en déconcertera certain(e)s, mais essayez quand même d’y jeter une oreille ! Et si vous n’êtes pas convaincu(e)s par cet « opéra », je vous mets en bonus un autre morceau, qui n’a rien à voir, mais qui vous prouvera que vous aimez au moins une composition de cet artiste: Psyché rock !
  • Pour les amateurs/trices de danse contemporaine, voici un extrait du spectacle de Pina Bausch, sur la musique de Gluck (Orphée et Eurydice, 1762), datant de 1975. Il s’agit de la danse des furies, par ici.
  • Nick Cave and the Bad Seeds, dans l’Album Abattoir blues (2004), la chanson The lyre of Orpheus. Vous pouvez lire les paroles en anglais dans la description du post.
  • Et je finis avec mon préféré: Philip Glass a écrit un opéra, Orphée, en 1991. Il y a peu de traces trouvables sur Internet, mais on trouve une perle à écouter sans modération: une retranscription rigoureuse du livret, créée pour le piano par Paul Barnes: .

Et pour achever de vous convaincre que notre Orphée est bien devenu un « mythe » dans l’histoire des arts, voici quelques images pour finir:

Alexandre Séon, Lamentation d’Orphée, vers 1896 :

Félix Vallotton, Orphée dépecé par les Ménades, 1914 :

Gustave Moreau, Orphée, 1865 :

Jean-Baptiste Corot, Orphée ramenant Eurydice des Enfers, 1861 :

Nicolas Poussin, Paysage avec Orphée et Eurydice, XVIIe siècle :

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