Albert Camus à Roland Barthes sur La Peste (janvier 1955)
A la suite d’une critique de Roland Barthes sur La Peste, qui lui reproche de se situer en dehors de l’Histoire (« Seulement, le mal a quelquefois un visage humain, et ceci, la Peste ne le dit pas. Se défendre de la Peste, et c’est en somme, en dépit des efforts du livre, problème de conduite plus que de choix »), Camus répond par une lettre en réaffirmant sa confiance dans l’engagement collectif et en distinguant l’Histoire telle que la conçoivent ses contemporains du présent dans laquelle s’inscrit sa fable.
Monsieur Roland Barthes, Paris.
Paris le 11 janvier 1955
Cher Monsieur,
Si séduisant qu’il puisse paraître, il m’est difficile de partager votre point de vue sur La Peste. Bien entendu tous les commentaires sont légitimes, dans la critique de bonne foi, et il est en même temps possible et significatif de s’aventurer aussi loin que vous le faites. Mais il me semble qu’il y a dans toute œuvre des évidences dont l’auteur a le droit de se réclamer pour indiquer au moins dans quelles limites le commentaire peut se déployer. Affirmer par exemple que La Peste fonde une morale antihistorique et une politique de solitude, c’est d’abord se vouer, selon moi, à quelques contradictions, et surtout dépasser quelques évidences dont je résumerai ici les principales :
1° La Peste, dont j’ai voulu qu’elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme. La preuve en est que cet ennemi qui n’est pas nommé, tout le monde l’a reconnu, et dans tous les pays d’Europe. Ajoutons qu’un long passage de La Peste a été publié sous l’Occupation dans un recueil de combat et que cette circonstance à elle seule justifierait la transposition que j’ai opérée. La Peste, dans un sens, est plus qu’une chronique de la résistance. Mais assurément, elle n’est pas moins.
2° Comparée à L’Etranger, La Peste marque, sans discussion possible, le passage d’une attitude de révolte solitaire à la reconnaissance d’une communauté dont il faut partager les luttes. S’il y a évolution de L’Etranger à La Peste, elle s’est faite dans le sens de la solidarité et de la participation.
3° Le thème de la séparation, dont vous dites très bien l’importance dans le livre est à ce sujet très éclairant. Rambert, qui incarne ce thème, renonce justement à la vie privée pour rejoindre le combat collectif. Entre parenthèses, ce seul personnage montre ce que peur avoir de factice l’opposition entre l’ami et le militant. Car une vertu est commune aux deux qui est la fraternité active, dont aucune histoire, finalement, ne s’est jamais passée.
4° La Peste se termine, de surcroît, par l’annonce, et l’acceptation , des luttes à venir. Elle est un témoignage de « ce qu’il avait fallu accomplir et que sans doute (les hommes) devraient encore accomplir contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements perpétuels… »
Je pourrais développer encore mon point de vue. Mais déjà, s’il me semble possible d’estimer insuffisante la morale qu’on voit à l’œuvre dans La Peste (il faut dire alors au nom de quelle morale plus complète), légitime aussi d’en critiquer l’esthétique (beaucoup de vos observations sont éclairées par le fait tout simple que je ne crois pas au réalisme en art), il me semble bien difficile au contraire de dire à son propos, comme vous le faites en terminant, que son auteur refuse la solidarité de notre histoire présente. Difficile et, permettez-moi de vous le dire avec amitié, un peu attristant.
La question que vous posez en tout cas « Que feraient les combattants de La Peste devant le visage trop humain du fléau ? » est injuste en ce sens qu’elle doit être écrite au passé et qu’alors elle a déjà reçu sa réponse, qui est positive. Ce que ces combattants, dont j’ai traduit un peu de l’expérience, ont fait, ils l’ont fait justement contre les hommes, et à un prix que vous connaissez. Ils le referont sans doute, devant toute terreur et quel que soit son visage, car la terreur en a plusieurs, ce qui justifie encore que je n’en aie nommé précisément aucun pour pouvoir mieux les frapper tous. Sans doute est-ce là ce qu’on me reproche, que La Peste puisse servir à toutes les résistances contre toutes les tyrannies. Mais on ne peut me le reprocher, on ne peut surtout m’accuser de refuser l’histoire, qu’à condition de déclarer que la seule manière d’entrer dans l’histoire est de légitimer une tyrannie. Ce n’est pas votre cas, je le sais ; quant à moi, je pousse la perversité jusqu’à penser que se résigner à une telle idée revient en réalité à accepter la solitude humaine. Et loin de me sentir installé dans une carrière de solitude, j’ai au contraire le sentiment de vivre par et pour une communauté que rien jusqu’ici n’a jamais pu entamer dans l’histoire.
Voilà, trop succinctement, ce que je tenais à vous dire. Je voudrais seulement vous assurer pour finir que cette discussion amicale n’enlève en rien à l’estime que j’ai pour votre talent et votre personne.
Albert Camus.