Séance n°2 : le contexte d’émergence du recueil
Quelques repères à retenir :
– une instabilité politique : entre la naissance de Baudelaire et la 1ère édition (1857) du recueil, la France connaît quatre régimes politiques différents (Restauration avec Louis XVIII, Monarchie de Juillet avec Louis-Philippe d’Orléans, Seconde République avec Louis-Napoléon Bonaparte, qui devient, après un coup d’État, Napoléon III sous le Second Empire).
– le Second Empire (1852-1870) est à la fois autoritaire et moderne. S’il a par exemple instauré le droit de grève (1864) ou favorisé l’instruction publique, il a permis à la classe émergente (la bourgeoisie, qui, depuis la Révolution française et la révolution industrielle, est en plein essor) d’imposer ses valeurs à la société. Ces valeurs bourgeoises, Baudelaire les critiquera* tout au long de sa vie. Pour autant, on ne peut pas parler d’un poète engagé, car il ne s’investit dans aucun combat social. Lorsqu’il décrit les pauvres, les vieux, les prostituées, etc., c’est pour des raisons esthétiques et non morales. Baudelaire est pour ainsi dire au-delà du bien et du mal. Nous y reviendrons.
* « Tous les imbéciles de la Bourgeoisie qui prononcent sans cesse les mots : immoral, immoralité, moralité dans l’art et autres bêtises me font penser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui m’accompagnant une fois au Louvre, où elle n’était jamais allée, se mit à rougir, à se couvrir le visage, et me tirant à chaque instant par la manche, me demandait devant les statues et les tableaux immortels comment on pouvait étaler publiquement de pareilles indécences. »
(Mon cœur mis à nu)
– Paris change, avec les travaux de Haussmann. Cf. « Le Cygne », dans la section des « Tableaux parisiens », dans Les Fleurs du mal.
– influences littéraires : Baudelaire grandit en plein essor du Romantisme. Ce mouvement va l’influencer, mais surtout dans ce qu’il a de « noir » (mélancolie de Nerval, par exemple). Il reprochera aux poètes romantiques de trop se soumettre à des problématiques sentimentales et politiques, là où la poésie, l’art, se suffisent à eux-mêmes. En cela, il se rapproche de ce qui sera le Parnasse, mouvement qui défend « l’art pour l’art », qui se développera entre 1866 et 1876. + Victor Hugo / Théophile Gautier / Edgar Allan Poe / peintres : Delacroix
– muse la plus connue : Jeanne Duval, comédienne d’origine haïtienne ? réunionnaise ? avec laquelle Baudelaire vit une relation tumultueuse de 14 années.
– l’histoire du procès, indissociable de celle de la publication de l’oeuvre :
*25 juin 1857 : l’éditeur Poulet-Malassis publie 1300 exemplaires / critique mauvaise en particulier du Figaro – « L’odieux y coudoie l’ignoble ; le repoussant s’y allie à l’infect. » (Le Figaro, 5 juillet 1857). Le recueil compte 100 poèmes, organisés en cinq sections : « Spleen et Idéal », « Fleurs du mal », « Révolte », « Le Vin », « La Mort ».
*juillet 1857 : le procureur impérial Ernest Pinard poursuit Baudelaire pour « outrage à la morale publique ». On lui reproche des allusions sexuelles. Résultat du procès : condamnation à 300 francs d’amende (réduite grâce au secours de l’impératrice Eugénie que Baudelaire a directement sollicitée!) et à la censure de six poèmes « les bijoux », « le léthé », « à celle qui est trop gaie », « Lesbos », « femmes damnées » et « les métamorphoses du vampire ».
*1861 Poulet-Malassis réédite le recueil. Les six pièces censurées n’y figurent pas, mais Baudelaire a ajouté des poèmes et remanié les sections de son œuvre. Désormais, le recueil compte 126 poèmes, organisés en six sections : « Spleen et Idéal », « Tableaux parisiens », « Le Vin », « Fleurs du mal », « Révolte », « La Mort ».
*1866 : publication en Belgique d’un recueil qui contient les pièces censurées en 1857 sous le titre Les Epaves.
*1868 : édition posthume enrichie d’une vingtaine de poèmes mais pas de ceux qui ont été condamnés en 1857.
*1949 : cassation de l’acte de censure du 1857 : le recueil peut enfin être publié intégralement !
Séance n° 3 : l’architecture interne de l’oeuvre, organisée en six sections.
Baudelaire, dans sa correspondance, écrit qu’il voudrait « qu’on reconnaisse [que son recueil Les Fleurs du mal] n’est pas un pur album et qu’il a un commencement et une fin ». L’oeuvre met en scène une lente chute, en hommage à Satan dont il fait la source de son inspiration : Satan se révolte contre Dieu comme Baudelaire se révolte contre sa condition humaine, contre le progrès et contre les traditions poétiques sclérosées. Dans les deux cas, ce refus, cette révolte, entraîne une chute, dont l’architecture du recueil rend compte.
En effet, tout d’abord, la taille des sections diminue au fil du recueil, comme si cette diminution rendait compte d’un affaiblissement de la voix du poète, qui s’éteint peu à peu :
« Spleen et Idéal » : 85 poèmes
« Tableaux parisiens » : 18 poèmes
« Le Vin » : 5 poèmes
« Fleurs du mal » : 9 poèmes
« Révolte » : 3 poèmes
« La Mort » : 6 poèmes.
→ La chute n’est pas linéaire et il y a quelques sursauts, notamment après l’illusion que peut procurer l’ivresse (donc après la section « Le Vin »).
« Spleen et Idéal » : Baudelaire exprime la tension permanente dans laquelle il se trouve, entre deux états intrinsèquement liés (le « Spleen » et l' »Idéal »). D’une part, sa soif d’Idéal est assouvie par un génie singulier qui permet au poète de représenter symboliquement le monde, de sentir et de jouir des synesthésies (« Correspondances »). Sa langue poétique le fait (et nous fait) accéder au monde des Idées (cf.Platon) en révélant/ en dévoilant la vraie beauté des choses. Dans cet univers spirituel, le poète est « prince », aussi à l’aise que l’« albatros » dans le ciel.
D’autre part, le Spleen est l’essentielle source de souffrance du poète : atteint de mélancolie, il ne se sent pas à sa place parmi les autres hommes (comme l’« albatros » qui semble maladroit lorsqu’il marche à terre).
Ainsi, Baudelaire est constamment pris entre deux aspirations : l’une terrestre qui le cloue au sol (le « Spleen »), l’autre, céleste qui l’attire (l’« Idéal »). Cette tension ne traverse en réalité pas seulement cette première section : elle traverse toute l’oeuvre de Baudelaire.
Cela dit, au fil de cette section, on évolue dans un mouvement qui semble aller de l’Idéal au Spleen, ce qui justifie l’idée de « chute » évoquée plus haut.
(Dans l’édition de 1857, « Les Bijoux », « À celle qui est trop gaie », et « Le Léthé » faisaient partie de « Spleen et Idéal » ; ces trois poèmes ont été censurés).
« Tableaux parisiens » : Paris pourrait alors consoler l’artiste. Et il y trouve en effet de quoi assouvir sa soif de beauté, notamment en décrivant la ville illuminée par le Soleil. Mais, récemment transformée par Haussmann et par les bouleversements sociaux, techniques, etc., elle s’avère vite un lieu de débauche, de misères, et la foule dans laquelle le poète déambule ne fait que le renvoyer à sa solitude et à son ennui. (On n’oublie pas que cette section a été intégralement ajoutée par Baudelaire dans l’édition de 1861).
« Le Vin » : l’ivresse pourrait sauver le poète, comme une occasion de fuir la triste réalité. Mais le « paradis » qu ‘elle apporte est non seulement « artificiel », mais aussi illusoire (voire trompeur) et éphémère, passager. (Cette section a été déplacée pour l’édition de 1861. En 1857, elle se situait en avant-dernière place, juste avant « La Mort »).
« Fleurs du mal » : Si ni Paris ni l’ivresse ne peuvent apporter de consolation, alors peut-être les femmes sauront, en plongeant le poète dans le plaisir enivrant, voire dans la luxure, le détourner de sa condition et donc du Spleen. Mais non… Cette section correspond au moment où le poète semble basculer définitivement dans le « mal » évoqué dans le titre (de la section mais aussi du recueil). Les « Fleurs » ici sont des femmes, comme le veut la tradition galante en poésie. Mais elles sont de véritables poisons, qui détruisent le corps et l’âme du poète dans la débauche. Tout y est ambigu cependant : entre fascination pour le pouvoir de la beauté et dégoût de la perversion.
(Dans cette section il y avait dans l’édition de juin 1857 trois poèmes qui ont ensuite été censurés : « Lesbos », « Femmes damnées (Delphine et Hippolyte) », et « Les métamorphoses du vampire »).
« Révolte » : même Dieu, ni le diable d’ailleurs, puisqu’une de ces sortes de prières est adressée à Satan, ne saurait soulager le poète. Par provocation ou par véritable esprit de révolte, Baudelaire s’adresse ici à la transcendance mais ne trouve pas de réponse.
« La Mort » : reste la mort, non pas par nihilisme, mais parce qu’elle représenterait l’inconnu, le nouveau, l’ailleurs absolu, et donc, un lieu possible de fuite pour le poète.