Gabriel de Guilleragues, 1669 – Lettres d’une religieuse portugaise (Lettre 1 – extrait)
Auteur mystérieux : Mariana Alcoforado ? = réelle sœur portugaise, à l’origine des lettres ?
Ou : Guilleragues, qui a d’abord présenté ces lettres comme une traduction du portugais, mais qui aurait en réalité inventé un roman épistolaire.
Guilleragues = homme de lettres, proche des précieux ; homme politique, secrétaire de Louis XIV.
Aujourd’hui, les historiens s’accordent plutôt pour la seconde hypothèse. On aurait alors affaire à une œuvre de fiction, qui s’appuie sur une histoire a priori réelle entre Mariana et un officier français (le marquis de Chamilly).
Ce roman est constitué uniquement des lettres de Marianne ; on ne lira donc aucune réponse de l’officier français. Il y a cinq lettres en tout. Nous étudions un extrait de la 1ère.
Réception de l’œuvre : succès, dû au caractère subversif de la situation (une religieuse amoureuse d’un homme) et au caractère tragique du personnage.
Découpage du texte : deux grandes parties
lignes 1 à 11 : passivité, souffrances subies
lignes 12 à 24 : tentative de reprise en main
Proposition de problématique :
Comment la passion amoureuse s’exprime-t-elle dans cette lettre ?
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Passivité/ soumission/ passé regretté
Comment se peut-il faire que les souvenirs de moments si agréables, soient devenus si cruels ? et faut-il que contre leur nature ils ne servent qu’à tyranniser mon cœur ? //
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Soulève paradoxe dû à la nature des passions
Expression d’un désespoir : ce qui la rendait heureuse la rend maintenant malheureuse. Même cause (rappel des mêmes « souvenirs ») mais deux effets opposés (« si agréables/ si cruels » antithèse, accentuée par la répétition de l’adverbe d’intensité « si » qui montre que ces deux effets sont diamétralement opposés, à l’extrême, ce qui renforce l’impression de contradiction) déchirement. La cruauté de ces « souvenirs » vient après leur douceur : irréversibilité du processus, accentuée par le verbe d’état « soient devenus » qui marque le caractère définitif de cette nouvelle cruauté. Mariane est destinée à rester dans cet état malheureux.
« faut-il » : est-ce donc là une nécessité/ une fatalité ? cela ne peut-il pas être autrement ? cri spontané d’un désespoir, voire d’une lamentation tragique. / « contre leur nature » : explicitation du paradoxe la contradiction évoquée dans la proposition interrogative précédente est inacceptable, incompréhensible pour Mariane. La réminiscence de « moments si agréables » (nostalgie, regret du passé), plongeant dans une période passée pleine d’un bonheur amoureux, de douceur et de délices, devrait être agréable aussi… mais il n’en est rien, car ces « moments » sont passés, perdus, ils ne reviendront pas : la passion, parce qu’elle dévore notre religieuse, « tyrannis[e s]on cœur », c’est-à-dire qu’elle prend le dessus sur sa raison : elle exerce une pleine autorité sur elle, et il semblerait même que le paradoxe soit absolu, au point que, finalement, ces « souvenirs de moments si agréables » ne soient faits que pour, n’existent que pour la tourmenter (négation restrictive du verbe « servir à »).
Hélas ! votre dernière lettre le réduisit en un étrange état : il eut des mouvements si sensibles, qu’il fit, ce semble, des efforts pour se séparer de moi et pour vous aller trouver. Je fus si accablée de toutes ces émotions violentes, que je demeurai plus de trois heures abandonnée de tous mes sens. Je me défendis de revenir à une vie que je dois perdre pour vous, puisque je ne puis la conserver pour vous. //
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Douleur/ malheur subis
Interjection exclamative pathétique, voire élégiaque : « Hélas ! » (qu’on retrouvera ligne 20 cette répétition encadre le texte et donne une triste cohérence à ce passage tragique : elle apparaît deux fois, aux moments où la religieuse évoque les lettres de son amant). + Donne un caractère spontané à l’expression : Mariane semble se livrer sans fard. Remarque sur les sujets acteurs des verbes d’action : il ne s’agit jamais véritablement de Mariane, qui est sujet de verbes d’état (« je demeurai ») ou bien sujet passif de phrases conjuguées à la voie passive (« je fus accablée de ») : elle subit donc ce qui lui arrive. Les « efforts » dont il est question dans ce passage ne sont pas ceux de Mariane à proprement parler, mais d’une partie d’elle-même : son « cœur », qui semble agir indépendamment de sa volonté (sujet actif des verbes et groupes verbaux « eut des mouvements », « fit des efforts pour »). D’où l’idée d’un conflit intérieur entre la raison et sa passion amoureuse. La séparation évoquée explicitement (« se séparer ») fait penser au dualisme cartésien entre le corps et l’âme et suggère un déchirement.
La passion ressemblait tout à l’heure à un tyran qui exerce son autorité sur la religieuse ; elle est maintenant explicitement « violent[e] », agressive, au point d’anéantir littéralement notre héroïne tragique : son cœur est « rédui[t] », elle est « accablée », perd ensuite connaissance puisqu’elle est « abandonnée » non seulement par son amant, mais par ses propres « sens » ! et finit par être prête à « perdre » la « vie » elle-même, dans une dénégation totale, un désespoir absolu. Elle refuse de vivre (« je me défendis de revenir à [la] vie »), considérant que sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue si c’est pour ne pas la partager avec son amant. La répétition du groupe prépositionnel « pour vous » montre que tout son être est tourné et exclusivement consacré, voire sacrifié, à l’homme qu’elle aime. Les verbes « me défendis » et « dois » connotent une dimension morale qui révèle déjà qu’elle cherche enfin à agir sur elle-même…
Je revis enfin, malgré moi, la lumière ; je me flattais de sentir que je mourais d’amour ; et d’ailleurs j’étais bien aise de n’être plus exposée à voir mon cœur déchiré par la douleur de votre absence. Après ces accidents, j’ai eu beaucoup de différentes indispositions ; mais puis-je jamais être sans maux tant que je ne vous verrai pas ? Je les supporte cependant sans murmurer, puisqu’ils viennent de vous. Quoi ? est-ce là la récompense, que vous me donnez pour vous avoir si tendrement aimé ? //
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Douleur/ malheur voulus, revendiqués, recherchés.
Lorsqu’elle reprend connaissance, c’est « malgré [elle] », donc contre son gré, comme si elle voulait entretenir son mal-être. Mais en s’observant elle-même, elle constate avec joie qu’elle souffre encore, et se satisfait de cette souffrance : « je me flattais de sentir que je mourais », parce qu’elle meurt « d’amour », ce qui l’amène à accepter (« support[er] ») tous les « maux » qu’elle subit, en silence, sans se plaindre (« sans murmurer ») : « puisqu’ils viennent de [son amant] ». « j’étais bien aise de n’être plus exposée à voir mon cœur déchiré par la douleur de votre absence » : contradictions de Mariane par moments elle souffre et se satisfait de ses douleurs ; par d’autres moments elle ne ressent plus rien du tout car elle se laisse mourir, s’abandonne à son état désormais fragile. En effet, les « accidents », les « différentes indispositions » et les « maux », qui appartiennent au champ lexical médical, peuvent faire allusion à des désordres aussi bien physiques (elle s’évanouit, elle ressent des maux de cœur) que psychologiques (elle déprime, veut se laisser mourir, s’abandonne à son « étrange état », et semble même un peu folle de se sacrifier ainsi à une passion vaine registre pathétique dû à la manière dont elle renie sa propre vie).
Après le récit, au passé simple + passé composé, d’une période de souffrances aussi bien physiques que psychologiques, Mariane reprend sa lettre au présent, dans une question rhétorique qui laisse entendre que dorénavant, elle ne connaîtra plus aucun repos, si elle ne revoit plus jamais son amant : « puis-je jamais être sans maux tant que je ne vous verrai pas ? » (réponse : non, je ne pourrai plus jamais être sans souffrance si vous ne revenez pas vivre avec moi je suis condamnée à souffrir si vous ne revenez pas).
« Quoi ? » relève davantage de l’exclamation que de l’interrogation. Insurrection. Retournement de situation : Mariane semble suivre un dialogue intérieur, et avoir ici un très court sursaut de colère, exprimé par une autre question rhétorique dont la réponse est un reproche : il y a un déséquilibre entre sa tendresse et « la récompense » (ironie) que son amant lui apporte: les « accidents » dus à « toutes ces émotions violentes » qu’elle vient de subir. Ce court accès de colère est peut-être ce qui va lui donner la force de se reprendre en main et de redevenir un peu plus actrice de sa propre vie…
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Tentative de reprise en main / Activité/ espoir (futur) / reproches – colère.
Mais il n’importe, je suis résolue à vous adorer toute ma vie, et à ne voir jamais personne ; et je vous assure que vous ferez bien aussi de n’aimer personne. Pourriez-vous être content d’une passion moins ardente que la mienne ? Vous trouverez peut-être plus de beauté (vous m’avez pourtant dit autrefois que j’étais assez belle), mais vous ne trouverez jamais tant d’amour, et tout le reste n’est rien. //
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Passion amoureuse exclusive
Si la première moitié de la phrase laisse entendre qu’elle se reprend en main (« je suis résolue à »), il semble malheureusement que ce soit pour poursuivre son sacrifice ! En effet, sa détermination consiste à aimer à l’extrême et donc avec passion (« adorer ») son amant, et seulement lui, « jamais personne » d’autre, jusqu’à la fin de ses jours (« toute ma vie ») ! S’il y a reprise en main de la part de Mariane, cela reste malgré tout dans la continuité de ce qui précède : la passion, le dévouement total à l’autre.
La différence avec les lignes précédentes, c’est que maintenant, elle exige de son amant le retour de sa passion ; lui aussi ne doit aimer qu’elle. Le ton devient injonctif, avec la formule moralisante « je vous assure que vous ferez bien de », qui sera renforcée par les impératifs dans les lignes suivantes. Elle argumente avec, encore, une question rhétorique à laquelle elle répond explicitement, avec toute la certitude et l’assurance révélée par l’usage d’un futur simple irrévocable : « vous ne trouverez jamais tant d’amour ». Seule Mariane a su, sait et saura aimer le soldat. Si elle exige maintenant la réciprocité de leur amour exclusif, c’est donc aussi dans son intérêt à lui ! A côté de sa « passion [..] ardente », toutes les passions éventuelles qu’il pourrait vivre en France sembleraient bien fades, quand bien même elles seraient vécues avec des femmes belles. On voit aussi une hiérarchisation des valeurs : l’amour est plus important que la beauté (« tout le reste n’est rien » présent de vérité générale ; principe solide auquel elle croit fermement). Cependant la religieuse semble se rattacher, voire se raccrocher à un souvenir jeté entre deux parenthèses (« vous m’avez pourtant dit autrefois que j’étais assez belle ») qui lui fait certainement autant de bien que de mal, parmi les « souvenirs si agréables » et « si cruels » à la fois, évoqués au début de notre passage.
Ne remplissez plus vos lettres de choses inutiles, et ne m’écrivez plus de me souvenir de vous. Je ne puis vous oublier, et je n’oublie pas aussi que vous m’avez fait espérer que vous viendrez passer quelque temps avec moi. Hélas ! pourquoi n’y voulez-vous pas passer toute votre vie ? //
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Requête + reproches injonction
Impératifs, à la forme négative requête, voire interdiction ! Sur la question de la mémoire : c’est peut-être là le nœud du problème, déjà exposé dans les deux premières lignes. Impuissance de Mariane (« je ne puis ») à « oublier » non seulement les « moments si agréables » et « si cruels » à la fois, moments vécus avec son soldat, mais aussi les paroles orales (« vous m’avez dit que j’étais belle ») et les paroles écrites comme des promesses : « vous m’avez fait espérer que vous viendrez passer quelque temps avec moi ». Demander à Mariane de « se souvenir de » son amant, c’est en effet « chos[e] inutil[e] » ! On ne lira pas les lettres du soldat, que Guilleragues a choisi de ne pas écrire, mais on imagine, aussi à cause du verbe « remplir », leur vanité… en tous cas en comparaison avec celles, pleines de passion, de la religieuse.
Une erreur (voire une faute) de la part du soldat aura été de formuler par écrit ce qu’elle a lu comme une promesse : il viendra. Cette promesse génère une attente, un espoir, qui ne pourra plus jamais la laisser en repos. Cet espoir, elle le subit encore, passivement : « vous m’avez fait espérer », et il est encore insuffisant car elle en espèrerait bien davantage : « pourquoi n’y voulez-vous pas passer toute votre vie ? ». Cette question n’est pas une question rhétorique, mais contient néanmoins une affirmation : le soldat ne veut pas vivre avec la religieuse ; il ne se donne pas entièrement à elle, il ne s’engage pas. Cette question sonne alors non seulement comme un reproche, mais aussi comme un cri de détresse et une incompréhension de la part de Mariane, qui, malgré l’abandon qu’elle subit, s’évertue à rêver d’une passion réciproque…
S’il m’était possible de sortir de ce malheureux cloître, je n’attendrais pas en Portugal l’effet de vos promesses : j’irais, sans garder aucune mesure, vous chercher, vous suivre, et vous aimer par tout le monde.
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Désir démesuré mais inassouvi malheur annoncé.
Situation d’une prisonnière, non seulement de sa passion (prison psychologique) mais aussi de sa condition de religieuse portugaise, enfermée dans « ce malheureux cloître », expression péjorative accentuée par le déterminant démonstratif, et qui devient l’image concrète d’une prison spirituelle/ psychologique. Mariane est impuissante et il ne lui reste plus que le rêve, le désir, l’espoir, qui risquent de l’amener à une série de désillusions et qui ne laissent rien présager de bon. L’expression de ce désir explicitement démesuré (« sans aucune mesure ») ne peut se faire qu’au conditionnel (« je n’attendrais pas », « j’irais »), mode de l’incertain, voire de l’impossible. La gradation « vous chercher, vous suivre et vous aimer » avec l’anaphore « vous » accentue le côté démesuré et total de son désir et de son amour. Au début de notre passage, Mariane semblait prête à perdre sa vie. Maintenant elle semble prête à braver sa condition et retrouver une liberté toute paradoxale : la liberté de se jeter dans la gueule du loup ! quitter le couvent pour trouver un amour malheureux. Jusqu’au bout, elle suscite la pitié et la crainte du lecteur, ce qui en fait un personnage tragique du début à la fin.