Mme de La Fayette, La Princesse de Montpensier, 1662 (incipit) – Lecture linéaire (bac)
Pour l’introduction :
Mme de La Fayette :
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Femme de lettres du XVIIème siècle (1634-1693), issue de la petite noblesse mais riche, proche de la famille royale, cultivée, bénéficie de puissantes protections.
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Amitié avec La Rochefoucauld (auteur classique des Maximes) et Mme de Sévigné (auteur précieuse d’une célèbre correspondance).
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Mariée avec le comte de La Fayette qui vit en Auvergne pendant qu’elle vit à Paris, où elle fréquente les salons littéraires.
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Double influence du Classicisme et de la Préciosité (deux mouvements à connaître → fiches sur les mouvements culturels et littéraires).
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Deux récits connus : La princesse de Montpensier (1662), une nouvelle historique qui paraît en 1662, puis, en 1678, La Princesse de Clèves. Les deux œuvres sont publiées anonymement. Elle y peint des cours de rois qui ressemblent à celle qu’elle a connue : celle de Louis XIV.
La Princesse de Montpensier : publié en 1662 – nouvelle historique – sur fond de guerres de religions au XVIème siècle en France, récit d’une passion amoureuse tourmentée et tragique.
→ Contexte de publication de l’œuvre : Classicisme et Préciosité, méfiance des philosophes rationalistes à l’égard des passions, milieu de la noblesse proche de la cour.
Notre passage à étudier est l’incipit du récit (= les premières lignes). Rappel des fonctions d’un incipit traditionnel :
Pour inviter le lecteur à poursuivre sa lecture, un incipit traditionnel répond à certaines fonctions :
1. présenter/ informer le lecteur de différents éléments de l’intrigue considérés comme essentiels : où ? quand ? qui ? quoi ? (cadre spatio-temporel, présentation d’un ou plusieurs personnage(s), évocation de thème(s), mise en place d’action(s)) → fonction dite « informative ».
2. aménager le dévoilement de ces éléments de présentation (progressif ou non, partiel ou exhaustif, direct ou indirect) par des stratégies narratives. Par exemple, par une entrée dans le récit in medias res, ou au contraire par une longue description du décor. → fonction dite « incitatrice ».
3. ainsi, l’auteur cherche-t-il d’une part à produire des effets de réel dans un univers fictif identifiable afin d’« embarquer » le lecteur « dans » cet univers ; et d’autre part à créer des effets d’annonce, des attentes, pour tenir le lecteur en tension, lui donner envie de lire la suite.
4. Il s’agit en définitive pour tous les incipit, consciemment ou inconsciemment de la part de l’auteur, de mettre en place ce qu’on appelle le « pacte de lecture » : en fonction de ces choix qui précèdent, mais aussi en fonction des codes d’écriture liés à un genre littéraire (reconnaissables, en principe, dès les premières lignes d’un texte), du système énonciatif (comment le narrateur s’adresse-t-il à son lecteur?), du niveau de langue utilisé (soutenu, courant, familier, « oral »), du rythme des phrases, du point de vue narratif, etc., bref, du style de l’auteur, le lecteur poursuivra sa lecture.. ou pas. Mais s’il la poursuit, c’est qu’il en accepte le « pacte » qui se joue dans l’incipit.
Problématique : Nous nous demandons de quelle manière Mme de La Fayette répond dans ce texte aux différentes fonctions d’un incipit traditionnel.
Mouvement du texte : annoncer uniquement les grands titres (des grandes parties).
Développement :
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Exposition de la situation initiale : la naissance des passions sur un fond de guerres de religions.
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« Pendant que la guerre civile déchirait la France sous le règne de Charles IX, l’amour ne laissait pas de (= ne manquait pas de) trouver sa place parmi tant de désordres, et d’en causer beaucoup dans son empire. »
→ Exposition du cadre spatio-temporel (QUAND ? OÙ?): « la France », cent ans en arrière par rapport à la date de publication. Mme de La Fayette écrit une nouvelle historique, ce qui produit un effet de réel : le fond des guerres de religion (catholiques vs protestants) et l’évocation de personnes réelles (ici, le roi Charles IX, dont le règne court de 1560 à 1574) permettent de faire adhérer le lecteur au récit en le faisant pénétrer dans un passé qui a réellement existé : les années 1560. / Utilisation traditionnelle de l’imparfait, valeur de description d’un arrière-plan historique durable (contexte spatio-temporel exposé « classiquement »).
+ Deux thèmes sont annoncés dès cette première phrase (QUOI?): la « guerre civile », qui donne au récit son fond historique, mais aussi « l’amour », cause de « beaucoup » de « désordres* » à sa manière… + Du vocabulaire lié à la violence est présent (« guerre », « déchirait », « désordres »), non seulement pour parler de la guerre, mais aussi pour parler de l’amour → effet d’annonce : laisse présager des actions violentes mais aussi « beaucoup » de sentiments violents. *sens concret (désordres liés à la guerre) et abstrait (désordres amoureux, tourments).
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« La fille unique du marquis de Mézière, héritière très considérable, et par ses grands biens, et par l’illustre maison d’Anjou, dont elle était descendue, était promise au duc du Maine, cadet du duc de Guise, que l’on a depuis appelé le Balafré. »
→ évocation du personnage principal (QUI?), future princesse de Montpensier, présentée tout d’abord par son rang, sa lignée (« fille unique du marquis », « maison », « descendue »). Mise en valeur d’une famille noble avec des termes mélioratifs (« considérable », « illustre ») du champ lexical de la richesse (« marquis », « héritière », « grands biens ») avec des procédés qui permettent à la narratrice d’accentuer ses propos : l’adverbe « très », l’adjectif « grands », et le parallélisme (et par… et par…) qui montre que cette jeune femme est prometteuse non seulement du point de vue financier mais aussi du point de vue social, voire moral. + « promise » : engagée par ses parents. / « duc de Guise, que l’on a depuis appelé le Balafré » : effet de réel avec l’utilisation du passé composé qui marque une prise de distance (prolepse) ; personnage réel historique, comme tous les personnages qui sont évoqués dans ce texte. + perso. issus de la noblesse.
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« L’extrême jeunesse de cette grande héritière retardait son mariage, et cependant le duc de Guise, qui la voyait souvent, et qui voyait en elle les commencements d’une grande beauté, en devint amoureux, et en fut aimé. »
→ amour de jeunesse, interdit (elle aime le frère du jeune homme à qui elle est promise). On ne parle plus du duc du Maine, justement. On ne parle plus que du duc de Guise. Répétition du verbe « voir » qui insiste sur le fait que les deux jeunes gens se fréquentent et se connaissent alors que l’héroïne est dans une « extrême jeunesse ». C’est sans doute ce qui leur permet de se fréquenter, justement, en dehors du monde des adultes. « les commencements d’une grande beauté » : la puberté révèle une beauté physique qui vient compléter le tableau parfait qui se dessine : richesse, noblesse, et beauté. Le nom « beauté » est qualifié par le même adjectif que pour les « biens » de l’héritière : « grande ». Comme chez Mlle de Scudéry, semble-t-il, chez Mme de La Fayette, les qualités sont extraordinaires, accentuées, voire exagérées, dans un vocabulaire simple typiquement précieux. + « en devint amoureux et en fut aimé » → passé simple : événement unique, soudain, de premier plan + réciprocité de l’amour : important, car on voit déjà poindre un malheur. Mlle de Mézière n’aime pas la « bonne » personne ! Aussi…
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« Ils cachèrent leur amour avec beaucoup de soin. Le duc de Guise […] souhaitait ardemment de l’épouser ; mais la crainte du cardinal de Lorraine, qui lui tenait lieu de père, l’empêchait de se déclarer. »
passé simple : urgence de la dissimulation de leur amour. Imparfaits : effet durable de l’interdiction, malgré l’effet durable de son amour (il voudrait l’épouser → engagement, amour sincère + passion évoquée avec l’adverbe « ardemment » → intensité du sentiment amoureux et du désir). / « cardinal de Lorraine » : personnage historique austère et autoritaire. Figure paternelle solide.
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Dramatisation : l’intrigue se « noue » déjà, autour de ces passions naissantes et d’enjeux politiques.
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« Les choses étaient en cet état, lorsque la maison de Bourbon, qui ne pouvait voir qu’avec envie l’élévation de celle de Guise, s’apercevant de l’avantage qu’elle recevrait de ce mariage, se résolut de le lui ôter et d’en profiter elle-même, en faisant épouser cette héritière au jeune prince de Montpensier. »
Guerres de religions : concurrence entre deux maisons, celle des Bourbon et celle de Guise. La première, bien que catholique et active dans les conflits du côté du pouvoir, penche pour une paix entre les deux religions. En revanche, les Guise sont beaucoup plus belliqueux et se battent avec virulence contre les protestants. Les deux maisons sont proches du pouvoir royal et sont en concurrence directe. Cf. schéma distribué (arbres généalogiques).
Les phrases sont longues, complexes, mais claires et distinctes. → style typiquement classique.
On voit que ce sont les familles, les parents, qui décident des mariages, non pas pour des raisons sentimentales (totalement absentes), mais pour des raisons politiques et financières (« avantage », « profiter »). Il n’est nullement question ici des enfants ni de leurs sentiments. Mais la décision est prise, au passé simple : « se résolut » → action soudaine, unique, de premier plan.
Enfin, 1ère occurrence du nom « Montpensier », qui est celui du personnage éponyme. On comprend alors que l’héroïne sera Mlle de Mézière.
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« On travailla à l’exécution de ce dessein avec tant de succès, que les parents de mademoiselle de Mézière, contre les promesses qu’ils avaient faites au cardinal de Lorraine, se résolurent de la donner en mariage à ce jeune prince. »
Le lecteur sent poindre un conflit entre les familles. En effet, les Mézière rompent un contrat (« contre les promesses ») avec un personnage qui apparaissait tout à l’heure comme une figure paternelle autoritaire et ferme, le cardinal de Lorraine. Mais leur décision, là aussi, est prise au passé simple : « se résolurent », action unique, soudaine, et de premier plan. On voit que les actions principales de cet incipit ne tournent qu’autour de décisions et en particulier de décisions de mariages.
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« Toute la maison de Guise fut extrêmement surprise de ce procédé ; mais le duc en fut accablé de douleur, et l’intérêt de son amour lui fit recevoir ce manquement de parole comme un affront insupportable. »
« extrêmement surprise » : euphémisme → extrêmement fâchée. / « mais » (conj. de coord., connecteur logique de l’opposition) : sentiment d’une nature différente. Le duc n’est pas seulement en colère (pour les mêmes raisons que ses oncles), mais surtout blessé, malheureux. « accablé de douleur » → c’est la passion qui le rend malheureux : il ne pourra plus voir sa bien-aimée aussi facilement que s’il avait été son beau-frère, et son espoir de l’épouser lui-même plutôt que son frère disparaît définitivement. Sa colère, du même coup, est décuplée, et il commence à nourrir sa haine pour la maison des Bourbon-Montpensier, faisant ressortir la traîtrise de son comportement : « manquement de parole », « affront », termes péjoratifs qui installent un climat de conflit. + Succession d’act° courtes : passé simple. Impression que tout va vite.
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« Son ressentiment éclata bientôt, malgré les réprimandes du cardinal de Lorraine et du duc d’Aumale, ses oncles, qui ne voulaient pas s’opiniâtrer (= s’obstiner, s’entêter) à une chose qu’ils voyaient ne pouvoir empêcher ; et il s’emporta avec tant de violence, en présence même du jeune prince de Montpensier, qu’il en naquit entre eux une haine qui ne finit qu’avec leur vie. »
« ressentiment » + « haine » + colère (« s’emporta ») : passions tristes, destructrices, « violen[tes] », qui installent le conflit. Là aussi, succession d’actions courtes de premier plan, qui concernent essentiellement des sentiments et des paroles.
Prolepse qui ne laisse rien présager de bon… → effet d’annonce, attente du lecteur : conflit entre le duc de Guise et le prince de Montpensier, au-delà des conflits entre les deux familles. Les oncles « capitulent » (« ne voulaient pas s’opiniâtrer à une chose qu’ils voyaient ne pouvoir empêcher », à cause du pouvoir de la maison des Bourbon-Montpensier auprès du roi), mais le jeune duc ne se laisse pas aussi facilement démonter. On n’oublie pas l’autre prolepse du début du texte : il sera surnommé « le balafré ». On a affaire à un guerrier, un sanguin, fier et, qui plus est ici, amoureux blessé dans son orgueil et dans son amour. Dans un milieu noble plein de bienséance et de convenance, son comportement semble insolent dans sa spontanéité, puisqu’il laisse « éclat[er] » sa colère « en présence même du jeune prince ».
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Du mariage forcé au mariage de raison : annonce d’une suite nécessairement tragique.
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« Mademoiselle de Mézière, tourmentée par ses parents d’épouser ce prince, voyant d’ailleurs qu’elle ne pouvait épouser le duc de Guise, et connaissant par sa vertu qu’il était dangereux d’avoir pour beau-frère un homme qu’elle eût souhaité pour mari, se résolut enfin de suivre le sentiment de ses proches et conjura M. de Guise de ne plus apporter d’obstacle à son mariage. Elle épousa donc le prince de Montpensier. »
« tourmentée » : torturée, participe passé qui montre la passivité de la jeune femme ; on peut imaginer que les parents ne sont pas tendres avec elle, qu’ils lui imposent le mariage au-delà de sa volonté, ne lui demandant pas son avis. → Mariage forcé.
Malheur inévitable quoi qu’il arrive : soit elle épouse le duc du Maine, dont elle aime le frère ! soit elle épouse le prince de Montpensier, conformément à la volonté de ses parents. Typiquement classique et précieux : la jeune femme sent, « par sa vertu », qu’elle sera encore plus malheureuse en épousant le duc du Maine. En effet, elle serait alors proche de son amant et éprouverait d’autant plus de difficulté à résister à sa passion. En s’éloignant de la maison des Guise, elle ne prend plus le risque de céder à cette tentation, et espère avec le temps laisser mourir sa passion pour le duc de Guise. C’est donc par « vertu », par raison, qu’elle demande à son amant de ne plus l’importuner. Le verbe « conjurer » montrer qu’elle l’implore, par peur de souffrir. C’est parce qu’elle en est amoureuse qu’elle le voit comme un danger, et que sa raison lui dicte l’éloignement. Le mariage avec le prince, qu’elle accepte donc à cause de ce danger qu’elle évite, n’est qu’un mariage de raison. De passive (quand ses parents lui imposent le mariage) elle devient active (elle « se résolut », elle « conjura ») et épouse le prince contre son propre désir (« un homme qu’elle eût souhaité pour mari »).
Conclusion :
Récapitulation :
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Nouvelle historique
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Nouvelle psychologique (analyse du sentiment amoureux)
Les codes de ces deux genres sont identifiables.
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Présentation très complète et concise : du cadre spatio-temporel (quand ? où ?), des personnages principaux (qui ? Mlle de Mézière, duc de Guise et prince de Montpensier = trois des cinq personnages principaux de l’œuvre présentation très rapide, trois personnages en une seule page !), du contexte social (noblesse proche du roi), des deux thèmes principaux (quoi ? guerres de religions et passion amoureuse), et mise en place de l’action avec une exposition de la situation initiale.
Fonction informative dûment remplie.
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Les passions semblent déjà à l’origine de complications à venir. Méfiance rationaliste à l’égard des passions.
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Vocabulaire simple et soutenu. Eloge des vertus liées à la noblesse. (Classique)
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Omniprésence du sentiment amoureux, qui s’entremêle au contexte historique. (Précieux)
Typique du XVIIème siècle.
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Effets d’annonce qui créent l’attente, chez le lecteur, d’une histoire d’amour tragique.
Fonction incitatrice remplie.
Réponse à la problématique : Mme de La Fayette offre ici un incipit traditionnel qui remplit ses fonctions avec rigueur.
Ouverture : plusieurs possibilités, à justifier quoi qu’il arrive (Scudéry, La Fayette mais La Princesse de Clèves, Guilleragues, Descartes, Pascal).