Acte II
SCÈNE III
DOM JUAN, SGANARELLE, PIERROT, CHARLOTTE.
PIERROT, se mettant entre-deux et poussant Dom Juan.- Tout doucement, Monsieur, tenez-vous, s’il vous plaît, vous vous échauffez trop, et vous pourriez gagner la purésie [15] .
DOM JUAN, repoussant rudement Pierrot.- Qui m’amène cet impertinent ?
PIERROT.- Je vous dis qu’ou [16] vous tegniez, et qu’ou ne caressiais point nos accordées.
DOM JUAN continue de le repousser.- Ah, que de bruit !
PIERROT.- Jerniquenne, ce n’est pas comme ça qu’il faut pousser les gens.
CHARLOTTE, prenant Pierrot par le bras.– Et laisse-le faire aussi, Piarrot.
PIERROT.- Quement, que je le laisse faire. Je ne veux pas, moi.
DOM JUAN.- Ah.
PIERROT.- Testiguenne, parce qu’ous êtes Monsieu, ous viendrez caresser nos femmes à note barbe, allez-v’s-en caresser les vôtres.
DOM JUAN.- Heu ?
PIERROT.- Heu. (Dom Juan lui donne un soufflet.) Testigué ne me frappez pas. (Autre soufflet.) Oh, jernigué, (Autre soufflet.) Ventrequé, (Autre soufflet.) Palsanqué, Morquenne, ça n’est pas bian de battre les gens, et ce n’est pas là la récompense de v’s avoir sauvé d’estre nayé.
CHARLOTTE.- Piarrot, ne te fâche point.
PIERROT.- Je me veux fâcher, et t’es une vilaine, toi, d’endurer qu’on te cajole [17] .
CHARLOTTE.- Oh, Piarrot, ce n’est pas ce que tu penses, ce Monsieur veut m’épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère.
PIERROT.- Quement ? Jerni, tu m’es promise [18] .
CHARLOTTE.- Ça n’y fait rien, Piarrot, si tu m’aimes, ne dois-tu pas être bien aise que je devienne Madame ?
PIERROT.- Jerniqué, non, j’aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre.
CHARLOTTE.- Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine ; si je sis Madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.
PIERROT.- Ventrequenne, je gni en porterai jamais, quand tu m’en poyrais deux fois autant. Est-ce donc comme ça que t’escoutes ce qu’il te dit ? Morquenne, si j’avais su ça tantost, je me serais bian gardé de le tirer de gliau, et je gli aurais baillé un bon coup d’aviron sur la teste.
DOM JUAN, s’approchant de Pierrot pour le frapper.– Qu’est-ce que vous dites ?
PIERROT, s’éloignant derrière Charlotte.– Jerniquenne, je ne crains parsonne.
DOM JUAN passe du côté où est Pierrot.– Attendez-moi un peu.
PIERROT repasse de l’autre côté de Charlotte.- Je me moque de tout, moi.
DOM JUAN court après Pierrot.– Voyons cela.
PIERROT se sauve encore derrière Charlotte.- J’en avons bien vu d’autres.
DOM JUAN.- Houais.
SGANARELLE.- Eh, Monsieur, laissez là ce pauvre misérable. C’est conscience [19] de le battre. Écoute, mon pauvre garçon, retire-toi, et ne lui dis rien.
PIERROT passe devant Sganarelle, et dit fièrement à Dom Juan.- Je veux lui dire, moi.
DOM JUAN lève la main pour donner un soufflet à Pierrot, qui baisse la tête, et Sganarelle reçoit le soufflet.– Ah, je vous apprendrai.
SGANARELLE, regardant Pierrot qui s’est baissé pour éviter le soufflet.– Peste soit du maroufle.
DOM JUAN.- Te voilà payé de ta charité.
PIERROT.- Jarni, je vas dire à sa tante tout ce ménage-ci.
DOM JUAN.- Enfin je m’en vais être le plus heureux de tous les hommes, et je ne changerais pas mon bonheur à [20] toutes les choses du monde. Que de plaisirs quand vous serez ma femme, et que…
SCÈNE IV
DOM JUAN, SGANARELLE, CHARLOTTE, MATHURINE.
SGANARELLE, apercevant Mathurine.- Ah, ah.
MATHURINE, à Dom Juan.– Monsieur, que faites-vous donc là avec Charlotte, est-ce que vous lui parlez d’amour aussi ?
DOM JUAN, à Mathurine.– Non, au contraire, c’est elle qui me témoignait une envie d’être ma femme, et je lui répondais que j’étais engagé à vous.
CHARLOTTE.- Qu’est-ce que c’est donc que vous veut Mathurine ?
DOM JUAN, bas, à Charlotte.– Elle est jalouse de me voir vous parler, et voudrait bien que je l’épousasse, mais je lui dis que c’est vous que je veux.
MATHURINE.- Quoi, Charlotte…
DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Tout ce que vous lui direz sera inutile, elle s’est mis cela dans la tête.
CHARLOTTE.- Quement donc Mathurine…
DOM JUAN, bas, à Charlotte.– C’est en vain que vous lui parlerez, vous ne lui ôterez point cette fantaisie.
MATHURINE.- Est-ce que…
DOM JUAN, bas, à Mathurine.– Il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison.
CHARLOTTE.- Je voudrais…
DOM JUAN, bas, à Charlotte.– Elle est obstinée comme tous les diables.
MATHURINE.- Vrament…
DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Ne lui dites rien, c’est une folle.
CHARLOTTE.- Je pense…
DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Laissez-la là, c’est une extravagante.
MATHURINE.- Non, non, il faut que je lui parle.
CHARLOTTE.- Je veux voir un peu ses raisons.
MATHURINE.- Quoi…
DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Je gage qu’elle va vous dire que je lui ai promis de l’épouser.
CHARLOTTE.- Je…
DOM JUAN, bas, à Charlotte.– Gageons qu’elle vous soutiendra que je lui ai donné parole de la prendre pour femme.
MATHURINE.- Holà, Charlotte, ça n’est pas bien de courir sur le marché des autres [21] .
CHARLOTTE.- Ça n’est pas honnête, Mathurine, d’être jalouse que Monsieur me parle.
MATHURINE.- C’est moi que Monsieur a vue la première.
CHARLOTTE.- S’il vous a vue la première, il m’a vue la seconde, et m’a promis de m’épouser.
DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Eh bien, que vous ai-je dit ?
MATHURINE.- Je vous baise les mains, c’est moi, et non pas vous qu’il a promis d’épouser.
DOM JUAN, bas, à Charlotte.– N’ai-je pas deviné ?
CHARLOTTE.- À d’autres, je vous prie, c’est moi, vous dis-je.
MATHURINE.- Vous vous moquez des gens, c’est moi, encore un coup.
CHARLOTTE.- Le vlà qui est pour le dire, si je n’ai pas raison.
MATHURINE.- Le vlà qui est pour me démentir, si je ne dis pas vrai.
CHARLOTTE.- Est-ce, Monsieur, que vous lui avez promis de l’épouser ?
DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Vous vous raillez de moi.
MATHURINE.- Est-il vrai, Monsieur, que vous lui avez donné parole d’être son mari ?
DOM JUAN, bas, à Mathurine.– Pouvez-vous avoir cette pensée ?
CHARLOTTE.- Vous voyez qu’al le soutient.
DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Laissez-la faire.
MATHURINE.- Vous êtes témoin comme al l’assure.
DOM JUAN, bas, à Mathurine.– Laissez-la dire.
CHARLOTTE.- Non, non, il faut savoir la vérité.
MATHURINE.- Il est question de juger ça.
CHARLOTTE.- Oui, Mathurine, je veux que Monsieur vous montre votre bec jaune [i] .
MATHURINE.- Oui, Charlotte, je veux que Monsieur vous rende un peu camuse [22] .
CHARLOTTE.- Monsieur, videz la querelle, s’il vous plaît.
MATHURINE.- Mettez-nous d’accord, Monsieur.
CHARLOTTE, à Mathurine.- Vous allez voir.
MATHURINE, à Charlotte- Vous allez voir vous-même.
CHARLOTTE, à Dom Juan.– Dites.
MATHURINE, à Dom Juan.- Parlez.
DOM JUAN, embarrassé, leur dit à toutes deux.- Que voulez-vous que je dise ? Vous soutenez également toutes deux que je vous ai promis de vous prendre pour femmes. Est-ce que chacune de vous ne sait pas ce qui en est, sans qu’il soit nécessaire que je m’explique davantage ? Pourquoi m’obliger là-dessus à des redites ? Celle à qui j’ai promis effectivement n’a-t-elle pas en elle-même de quoi se moquer des discours de l’autre, et doit-elle se mettre en peine, pourvu que j’accomplisse ma promesse ? Tous les discours n’avancent point les choses, il faut faire, et non pas dire, et les effets décident [23] mieux que les paroles. Aussi n’est-ce rien que par là que je vous veux mettre d’accord, et l’on verra quand je me marierai, laquelle des deux a mon cœur. (Bas, à Mathurine.) Laissez-lui croire ce qu’elle voudra. (Bas, à Charlotte.) Laissez-la se flatter dans son imagination. (Bas, à Mathurine.) Je vous adore. (Bas, à Charlotte.) Je suis tout à vous. (Bas, à Mathurine.) Tous les visages sont laids auprès du vôtre. (Bas, à Charlotte.) On ne peut plus souffrir les autres quand on vous a vue. J’ai un petit ordre à donner, je viens vous retrouver dans un quart d’heure.
CHARLOTTE, à Mathurine.- Je suis celle qu’il aime, au moins.
MATHURINE.- C’est moi qu’il épousera.
SGANARELLE.- Ah, pauvres filles que vous êtes, j’ai pitié de votre innocence, et je ne puis souffrir de vous voir courir à votre malheur. Croyez-moi l’une et l’autre, ne vous amusez point à tous les contes qu’on vous fait, et demeurez dans votre village.
DOM JUAN, revenant.- Je voudrais bien savoir pourquoi Sganarelle ne me suit pas.
SGANARELLE.- Mon maître est un fourbe, il n’a dessein que de vous abuser, et en a bien abusé d’autres, c’est l’épouseur du genre humain, et… (Il aperçoit Dom Juan.) Cela est faux, et quiconque vous dira cela, vous lui devez dire qu’il en a menti. Mon maître n’est point l’épouseur du genre humain, il n’est point fourbe, il n’a pas dessein de vous tromper, et n’en a point abusé d’autres. Ah, tenez, le voilà, demandez-le plutôt à lui-même.
DOM JUAN.- Oui.
SGANARELLE.- Monsieur, comme le monde est plein de médisants, je vais au-devant des choses, et je leur disais que si quelqu’un leur venait dire du mal de vous, elles se gardassent bien de le croire, et ne manquassent pas de lui dire qu’il en aurait menti.
DOM JUAN.- Sganarelle.
SGANARELLE.- Oui, Monsieur est homme d’honneur, je le garantis tel.
DOM JUAN.- Hon.
SGANARELLE.- Ce sont des impertinents.