Jean ECHENOZ – Excipit de Je m’en vais (1999) – Commentaire (plan détaillé)
Problématiques possibles :
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Quel bilan peut-on tirer de cet excipit ?
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Comment le narrateur met-il en scène son anti-héros ?
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Quelle image du personnage principal est donnée dans ce dénouement ?
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En quoi ce texte est-il typiquement contemporain ? / moderne ?
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En quoi Ferrer est-il un personnage romanesque moderne ?
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Le jeu du narrateur
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Brouillage narratif
Entremêlement des points de vue narratifs :
Point de vue interne : répétition du vb savoir 3X à la 3ème personne désignant Ferrer (lignes 1, 3 et 5), 1X à la 1ère personne (dans un discours rapporté, l.10), 1X à la 3ème personne « on » (l.11), qui laisse une ambiguïté : Ferrer ou le narrateur ?
Lignes 14 à 24 « Ferrer se demande parfois si… » : on a une description de Suzanne qui semble faite du point de vue très personnel (!) de Ferrer. Aucune objectivité dans ce passage.
Lignes 33-36 : le narrateur connaît les pensées du personnage → pdv interne.
Lignes 62 à 66 : on voit à travers les yeux de Ferrer l’intérieur de la maison (« Ferrer apercevait »).
Point de vue externe ? Ligne 30 (« il semblait ») + ligne 39-40 (« selon toute apparence ») + ligne 41 (« ç’avait l ‘air ») + ligne 46 (« il n’était pas exclu qu’elle… ») → tous ces éléments peuvent faire penser à du point de vue externe, mais on continue de se demander si on ne serait pas plutôt en point de vue interne (ds la tête de Ferrer).
+ Intervention personnelle du narrateur, ligne 47 : « ce qui est la moindre des choses dans ce genre de soirée ».
Discours direct (dialogue : lignes 50 à 75 + Ligne 10) sans guillemet OU discours indirect libre (lignes 10 à 24 ??, l.41, l. 44-46). Ces procédés laissent une ambiguïté : on ne sait plus si c’est le personnage ou le narrateur qui s’exprime.
Mise à distance du narrateur avec le récit (qui installe une complicité avec le lecteur) : ligne 11, « sait-on jamais » / ligne 24, « on verrait » / légèreté du ton ligne 18, « elle était vêtue ce jour-là » (tonalité de conte) / ambiguïté de la remarque ligne 70-71, « C’est un peu compliqué à expliquer ».
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Aucun jugement significatif.
Si le narrateur intervient personnellement, il ne prend en revanche aucun parti pour personne. Mollesse morale (« assez gentille » / « pas mal »…), sans que l’on sache si cette désinvolture est due à l’indifférence de Ferrer ou à celle du narrateur lui-même (comme très souvent au cours du roman).
L.41 « assez gentille » /L.44 « pas si mal » /l.73 (dialogue) « assez marrants » /l.25 « avait un peu changé d’aspect » /l.58 (dialogue ) « la maison n’est pas mal »
+ Aucune conclusion de l’auteur : on finit sur une phrase de Ferrer, qui n’éclaire absolument pas la lecture, qui ne ferme ni n’ouvre le récit.
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Humour / ironie
Rappel de la légèreté du ton.
Toute la description de Suzanne (l.10 à24), qui arrive en cette fin de roman, donc bien tardivement (dans l’incipit, elle était vite expédiée avec cette formule rapide : « femme au caractère difficile »). Ici, le narrateur, sans doute en point de vue interne (souvenir de Ferrer, qui se laisserait aller à ses pensées), dresse un portrait caricatural, comique, d’une femme préhistorique. Pause descriptive gratuite, qui n’apporte rien à l’action.
Champ lexical de la préhistoire : _________
Deux remarques : ce champ lexical est utilisé pour faire le portrait physique de Suzanne, et il s’entremêle avec du vocabulaire moderne qui suggère des vêtements contemporains : « tailleur » (l.18), « trench-coat » (l.19). Il est possible que J.Echenoz se moque ici des vêtements en fourrure.
En outre, ce vocabulaire préhistorique produit une série d’hyperboles qui permettent de produire une image caricaturale (ex : « violence néolithique »).
On a ensuite une litote, ligne 22 (« cela n’avait pas été facile » = cela avait été très difficile), qui vient, bizarrement, atténuer toute cette violence, peut-être pour atténuer ce souvenir d’un échec, puisque Ferrer revient sur les lieux de son histoire avec Suzanne. Progression au cours du premier paragraphe : on commence avec l’hyperbole ligne 8 « opération suicide », on finit avec l’espoir ligne 23 : « les choses avaient peut-être évolué, on verrait ». Mais là encore, il s’agit d’un espoir un peu mou… (« on verrait »). Ferrer ne semble pas très convaincu (comme toujours).
+ jeux de mots : « ptérodactyle » / thermolactyl ? (= marque créée par Damart, une enseigne de vêtements chauds confortables mais connus parce qu’ils ne sont pas très « sexy » !)
Ligne 64 « un lustre inconnu », fait penser à l’expression oxymorique « un illustre inconnu ». S’agit-il de Ferrer ? (inconnu dans un lieu qui lui était familier, inconnu du lecteur aussi finalement…)
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Quel bilan pour Ferrer ?
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Anti-héros contemporain
C’est un personnage passif, qui ne prend aucune décision. Lignes 9-10 : « comme s’il n’y avait rien d’autre à faire ». Lignes 32-33 : « Ferrer, déconcerté, resta quelques minutes à côté du portail ». Ligne 49 : « Ferrer demeura tapi près du portail ». Ligne 70 : « je n’avais pas du tout prévu ça ». Lignes 74-75 : « je ne reste qu’un instant, vraiment. Je prends juste un verre » : rien de déterminant dans cette décision finale.
Fuite permanente : répétition des mots « je m’en vais ». Finalement, Ferrer n’aura fait que s’en aller, de partout où il s’est rendu au cours de l’année (au cours du roman).
Expressions qui montrent que Ferrer semble agir sans mobile, sans raison. _______
Dans le dernier paragraphe, Ferrer prend une décision (celle d’entrer boire un verre), mais la proposition vient de l’extérieur (de la jeune femme) et non pas de lui-même, et le lecteur n’a AUCUN élément qui expliquerait les raisons de cette « décision ».
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Un personnage apathique, indifférent.
On ne sait pas ce qu’il ressent, au point qu’on se demande s’il ressent qqch.
Le point de vue interne montre que la jeune femme qu’il s’apprête à suivre ne l’intéresse pas tellement : « ç’avait l’air d’une assez gentille fille » ( l.41), « elle n’était pas si mal » (l.44), « un petit qqch de Bérangère en un peu moins bien » (l.45). Il semble faire des choses sans conviction, et se laisser aller à suivre ce que la vie, de l’extérieur, lui amène.
Sans émotion, sans épaisseur, sans raison d’agir. Il retourne dans son ancienne maison mais sans aucune ambition ni aucune émotion.
Ferrer semble encore errer (il n’y a qu’une lettre à retirer de son nom pour tomber sur ce verbe).
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Triple choix du lecteur (cette sous-partie, en fonction du plan que vous développez et en fonction de la question de l’examinateur, pourrait aussi faire une excellente conclusion) :
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Ferrer est un personnage moderne, sans morale (pas immoral mais amoral, ni bon ni mauvais). Un personnage libre et cynique, détaché de tout. En ne se fixant à rien ni personne, en donnant cette impression de fuite permanente, il ne ferait rien d’autre que d’affirmer sans cesse sa liberté…
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… Cependant, à quoi lui sert cette liberté ? il n’en fait rien de très constructif ni de profond, ce qui est typique de l’individualisme régnant dans nos sociétés. Ferrer est alors un personnage qui finit par devenir antipathique, qui erre, qui ne se prend pas en main, bref, qui en devient énervant. Il serait un anti-héros au sens d’un héros banal, tristement moderne, symbole d’un individualisme inconscient (il est incapable d’aimer, de se stabiliser, de se construire, mais il ne s’en rend pas compte, il ne fait pas exprès).
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Ferrer est un personnage perdu, qui fait de la peine. Il n’est pas capable d’aimer, de se fixer, et il s’en rend compte, il en souffre mais ne peut pas faire autrement, à cause de son immense sentiment de solitude permanent. Il semble ici, dans ce chapitre, se tourner vers son passé (pour tenter de s’y raccrocher ? pour redonner du sens à sa vie tant bien que mal ?) mais c’est un échec puisque tout a disparu (par sa faute : c’est lui a quitté Suzanne un an plus tôt). Il pourrait alors devenir un martyr et le texte basculer dans le registre pathétique, mais non, car le narrateur développe un humour un peu « méchant », disons moqueur.
Conclusion :
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En tous cas, une idée ressort de cet excipit, à cause de la circularité du récit : Ferrer n’a pas tellement évolué pendant cette année qui vient de s’écouler. Ainsi, on trouve des échos entre l’incipit et l’excipit :
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premiers mots = derniers mots (= titre du roman)
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couleur rouge
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lieu de l’action = pavillon d’Issy
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portrait dévalorisant de Suzanne (plus développé néanmoins dans l’excipit que dans l’incipit, où elle est vite expédiée)
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page ouverte sur une nouvelle femme (Laurence qu’il rejoint à la fin de l’incipit, puis la jeune inconnue qu’il rejoint à la fin de l’excipit)
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sensation d’une fin « en queue de poisson » : Ferrer n’a pas fini d’errer : tout va sans doute continuer au cours de sa vie comme pendant cette année-là.
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S’il y a modernité, c’est non seulement parce que le héros-antihéros est typique de nos sociétés occidentales actuelles, mais aussi parce que le narrateur lui-même prend des libertés stylistiques nouvelles, significatives des libertés que prennent les écrivains depuis à peine cent ans en littérature…