Bernard-Marie Koltès, La nuit juste avant les forêts, 1988
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« Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j’ai osé, et maintenant qu’on est là, que je ne veux pas me regarder, il faudrait que je me sèche, retourner là en bas me remettre en état – les cheveux tout au moins pour ne pas être malade, or je suis descendu tout à l’heure, voir s’il était possible de se remettre en état, mais en bas sont les cons, qui stationnent : tout le temps de se sécher les cheveux, ils ne bougent pas, ils restent en attroupement, ils guettent dans le dos, et je suis remonté – juste le temps de pisser – avec mes fringues mouillées, je resterai comme cela, jusqu’à être dans une chambre : dès qu’on sera installés quelque part, je m’enlèverai tout, c’est pour cela que je cherche une chambre, car chez moi impossible, je ne peux pas y rentrer – pas pour toute la nuit cependant –, c’est pour cela que toi, lorsque tu tournais, là bas, le coin de la rue, que je t’ai vu, j’ai couru, je pensais : rien de plus facile à trouver qu’une chambre pour une nuit, une partie de la nuit, si on le veut vraiment, si l’on ose demander, malgré les fringues et les cheveux mouillés, malgré la pluie qui ôte les moyens si je me regarde dans une glace – mais, même si on ne veut pas, il est difficile de ne pas se regarder, tant par ici il y a de miroirs, dans les cafés, les hôtels, qu’il faut mettre derrière soi, comme maintenant qu’on est là, où c’est toi qu’ils regardent, moi, je les mets dans le dos, toujours, même chez moi, et pourtant c’en est plein, comme partout ici, jusque dans les hôtels cent mille glaces vous regardent, dont il faut se garder – car je vis à l’hôtel depuis presque toujours, je dis : chez moi par habitude, mais c’est l’hôtel, sauf ce soir où ce n’est pas possible, sinon c’est bien là qu’est chez moi, et si je rentre dans une chambre d’hôtel, c’est une si ancienne habitude, qu’en trois minutes j’en fais vraiment un chez-moi, par de petits riens, qui font comme si j’y avais vécu toujours, qui en font ma chambre habituelle, où je vis, avec toutes mes habitudes […] je suis comme cela, je n’aime pas ce qui vous rappelle que vous êtes étranger, pourtant, je le suis un peu, c’est certainement visible, je ne suis pas tout à fait d’ici – c’était bien visible, en tout cas, avec les cons d’en bas attroupés dans mon dos, après avoir pissé, lorsque je me lavais le zizi […] j’ai couru, couru, couru, pour que cette fois, tourné le coin, je ne me trouve pas dans une rue vide de toi, pour que cette fois je ne retrouve pas seulement la pluie, la pluie, la pluie, pour que cette fois je te retrouve toi, de l’autre côté du coin, et que j’ose crier : camarade !, que j’ose prendre ton bras : camarade !, que j’ose t’aborder : camarade, donne-moi du feu, ce qui ne te coûtera rien, camarade, sale pluie, sale vent, saloperie de carrefour, il ne fait pas bon tourner ce soir par ici, pour toi comme pour moi, mais je n’ai pas de cigarette, ce n’est pas tant pour fumer que je disais : du feu, camarade, c’était, camarade, pour te dire : saloperie de quartier, saloperie d’habitude de tourner par ici (manière d’aborder les gens !), et toi aussi tu tournes, les fringues toutes trempées, au risque d’attraper n’importe quelle maladie, je ne te demande pas de cigarette non plus, camarade, je ne fume même pas, cela ne te coûtera rien d’être arrêté, ni feu, ni cigarette, camarade, ni argent […] »
Ce discours semble totalement désorganisé, comme une pensée brute livrée telle qu’elle sort du crâne, sans aucun traitement de la raison, sans travail linguistique. Répétitions nombreuses, maladroites, parfois sous forme d’anaphores (lignes 28 à 30 : deux anaphores). Répétitions de mots et/ou répétitions d’idées. Manque de cohérence aussi, parfois (lignes 30 à 37, concernant la cigarette). Le discours semble tourner en rond, sans avancer. Mais nous allons voir qu’il avance, en réalité.
Langage familier et tutoiement immédiat : familiarité immédiate. L’inconnu devient instantanément un confident, une personne de confiance, sans trop que l’on sache ni comprenne pourquoi (parce qu’ils errent tous les deux dans la nuit, seuls dans les rues?). Le personnage, qui s’avère très vite être un « marginal » (« étranger », qui voient les autres, les « Français », comme des « cons », qui se sent observé et mal vu par ces « cons », et qui vient de se faire casser la figure par un groupe de racistes – on l’apprend plus tard), semble faire une confiance immédiate en son « interlocuteur » (guillemets car il ne répondra jamais, dans la pièce → il ne s’agit pas tellement d’un « interlocuteur », mais plutôt d’un destinataire aussi passif que nous le sommes, lecteurs ou spectateurs). Lignes 27 et 28 : « pour que cette fois […] je ne me retrouve pas dans une rue vide de toi » + « pour que cette fois je te retrouve toi ». En 27 lignes, il explique à son destinataire que c’est « lui » (« toi ») qu’il cherche, c’est lui son but, l’objectif déterminé de ce qui semble pourtant être une errance. Pourquoi cette confiance immédiate et cet attachement affectif soudain ? Par besoin urgent de parler, parler, parler. Un besoin désesépéré, semble-t-il. Dans une sorte d’hystérie, il « crie » (l.29 + deux points d’exclamation)) et il court à lui : répétition de « j’ai couru », ligne 11 et ligne 26, trois fois. Comme dans l’urgence de déverser ses pensées en bloc de matière brute, sans organisation préalable, sans préméditation. « J’ai osé » ou « j’ose », verbe oser répété.
+ « camarade », répété avec frénésie sur les dernières lignes de notre extrait et tout au long de la pièce, qui montre la même familiarité. On peut anticiper en pensant à l’idée de fonder un syndicat international, auquel cas ce mot résonne comme une interpellation communiste, mais il peut aussi, dès le départ, sonner d’abord comme une marque d’amitié, au sens large : on est « camarades » car nous sommes deux « zonards » qui traînons au milieu de la nuit dans les rues du quartier.
Ce personnage semble, paradoxalement, se familiariser facilement avec son environnement. En effet, il se familiarise facilement avec l’inconnu qu’il aborde, mais il a aussi développé, comme il le raconte lignes 18 à 24, la faculté de construire en deux temps trois mouvements un « chez-moi », où que ce soit. Il vit à l’hôtel mais il dit « chez moi », par habitude ; il prend donc facilement des habitudes, qu’il a nombreuses, visiblement (ligne 23 : « avec toutes mes habitudes »), qui le réconfortent, qui l’installent confortablement dans un espace-temps qu’il habite avec, finalement, beaucoup de facilité.
→ Ce personnage marginal a donc développé une capacité peut-être exceptionnelle d’habiter le monde, où que ce soit, de tutoyer les inconnus, et de comprendre par le regard le fonctionnement des gens qui l’entourent.
L’environnement naturel de cet homme n’est évoqué que par des endroits publics, jamais privés : « rue », « quartier », « carrefour », « hôtels », « cafés », toilettes publiques. Confirmation dans le reste de la pièce, où il ne sera question que d’endroits publics, y compris lorsqu’il fera l’amour avec « Mama » dans une scène donc intime : ce sera sur un pont.
La pluie : contexte hostile, pour l’apparence physique, mais aussi pour la santé (lui comme son destinataire pourraient tomber malades en restant ainsi dehors avec les « fringues et les cheveux mouillés »). + « les cons », en bas qui « guettent » d’un œil malveillant, qui jugent ses habitudes jusque dans son intimité. → Hostilité du climat (environnement naturel) et hostilité de l’environnement social. Tout joue contre lui. Idée résumée ligne 31 : « il ne fait pas bon tourner ce soir par ici, pour toi comme pour moi ». Jusqu’au constat, d’un niveau de langue familier, voire vulgaire, qui semble sans appel, comme une révolte qui rejette d’un simple revers de main toute un mode d’existence : « saloperie de carrefour », « saloperie de quartier, saloperie d’habitude de tourner par ici ». Ces deux mots vulgaires (« cons » et « saloperie »), semblent traduire la réponse à une hostilité de son environnement social, où il pense ne pas avoir de place légitime.
Idée de « tourner le coin de la rue » : rencontre hasardeuse, qui n’a pas de raison d’être, a priori. L’individu à qui il parle est pour ainsi dire trouvé là, « au coin [d’une] rue ».
D’abord c’est le destinataire qui est dit « tourner le coin de la rue », puis finalement, ce sont les deux hommes qui « tournent » dans le quartier, tourner au sens de flâner, traîner sans but, dans une errance nocturne et urbaine (« tourner ce soir par ici »/ « toi aussi tu tournes », sous-entendu moi aussi). + idée de « tourner » en rond dans le discours ? Les répétitions nombreuses peuvent en effet inviter à interpréter le verbe « tourner » aussi dans ce sens métaphorique, seulement attention : s’il y a un cercle, ce n’est pas un cercle fermé, c’est plutôt un cycle qui progresse, une sorte de spirale qui semble continue, infinie (pas de point final dans le dénouement). Cycle qui progresse car on peut tout de même découper le texte en différentes parties, certes très confuses et complexes, mais il y a quand même une évolution dans les histoires que le personnage raconte, dans les requêtes et propositions qu’il fait, etc. Cf. ci-dessous, tentative de découpage de l’oeuvre).
La rencontre est fortuite aussi car elle n’a pas de but clairement établi. D’abord, il demande un abri (« une chambre ») pour la nuit : ligne 9, et lignes 12-13. Puis, tout compte fait, il demande du feu (ligne 30), pour finalement lui dire qu’il « ne fume même pas », ligne 36, et qu’il ne demandera « rien » (l.36) à son « camarade » du soir. Qu’est-ce à dire ? La chaleur d’un abri, puis la chaleur du « feu », ne symbolise-t-elle pas la chaleur humaine dont il a urgemment besoin, tout de suite, pour cette nuit ? Son besoin irrépressible de parler sans s’interrompre fait pencher en ce sens : il n’a besoin finalement que d’une oreille attentive. Pas même une bouche pour lui répondre, juste une oreille (son destinataire ne s’exprimera à aucun moment dans la pièce).
Traitement du regard, de la vue : il se sent vu, et même « guett[é] » (l.7), mais ne veut pas être regardé, et ne supporte pas de se regarder lui-même, jusqu’à la méfiance des miroirs (« dont il faut se garder »), jusqu’à les mettre « dans le dos », pour être certain de ne pas y avoir affaire. Problème d’identité ? Ne se supporte pas, tout simplement ? (« je ne veux pas me regarder »)
En revanche, il observe. Il observe même les autres l’observer (anecdote des toilettes), il repère son destinataire avant d’oser l’aborder (« je t’ai vu »), il est à l’affût, et tout l’intéresse, comme en témoigneront les différentes anecdotes qu’il racontera ensuite.
Remarque stylistique : « cent mille glaces vous regardent, dont il faut se garder ». Sonne comme un slogan publicitaire efficace, qui s’adresse à tous. Allitération (g) et assonance (a) avec un calembour sur regarder/se garder. Tout d’un coup, au milieu de répétitions excessivement maladroites, on a une demi-ligne étonnamment riche d’un point de vue stylistique → amusement de sa part ? Liberté de ton donnée aux comédien et metteur en scène.
Idem pour les miroirs : aucune didascalie dans ce texte, mais l’idée pourrait venir de mettre des miroirs au fond de la salle, « dans le dos » du personnage, mais bien en face des spectateurs qui seraient à leur tour regardés par ces « cent mille glaces […] dont il faut se garder », en qui se trouveraient à leur tour « dans le dos » du personnage, comme « les cons » qui « guettent », ligne 7 : en effet, quel est notre rôle, là-dedans ? Ecouter patiemment cet individu qui nous parle dans une logorrhée sans queue ni tête, avec compassion, avec amusement, avec complaisance, avec condescendance, avec bienveillance, ou, pourquoi pas, avec amour (solidarité pour ce marginal) ? La présence des miroirs pourrait nous situer dans la scène : nous y intégrer, ou au contraire rompre l’illusion dramatique en nous rappelant que nous assistons à un spectacle en rendant visible le « quatrième mur », celui de la salle remplie de spectateurs ?
Questions possibles d’examinateur :
– Dans quelle mesure ce texte est-il similaire à une scène d’exposition ? / Dans quelle mesure remplit-il les fonctions d’une scène d’exposition ?
– En quoi ce texte est-il un cri de solitude ? / Comment la solitude est-elle représentée dans cet extrait dramatique ?
– Comment ce texte théâtral rend-il compte de la difficulté à communiquer ? / Dans quel mesure ce monologue révèle-t-il un problème de communication ?
– Comment (et dans quelle mesure) l’identité du personnage se construit-elle dans cette exposition ?
– Comment le dramaturge introduit-il son personnage principal (pour ainsi dire unique) ?
– Comment le dramaturge implique-t-il le spectateur dans la mise en place de sa pièce ?
Pour l’intro (et pour situer le passage dans l’oeuvre) :
Tentative de découpage de l’oeuvre (pièce en entier) :
1. interpellation d’un individu – requête : une chambre pour passer la nuit (ou une partie de la nuit), puis finalement ne demande rien. – On apprend qu’il est étranger. Notre texte se situe évidemment ici (exposition, en quelque sorte. Je dis en quelque sorte dans la mesure où il n’y a pas de découpage classique en actes et en scènes, ni même en tableaux, mais un bloc d’une seule phrase inachevée, difficile à découper, justement).
2. proposition de fonder un syndicat international, dans une logorrhée enthousiaste, anticapitaliste, anti-travail.
3. trois histoires de femmes : un récit au sujet d’une très belle femme qui se révèle raciste (participe à des « ratonades » avec les « loubards sapés ») ; un récit au sujet de celle qu’il appelle « Mama », qu’il aura aimé une nuit sur un pont dans la nuit, et qui aura disparu aussi instantanément, le laissant seul ; un récit au sujet d’une prostituée qui se suicide en avalant de la terre dans un cimetière, histoire qui lui « sape le moral », manifestement.
4. il manque de travail, finalement. – Anecdote sur le général fou, au Nicaragua, qui tuent les gens qui se perdent dans les forêts.
5. histoire de son lynchage : dans le métro, on lui a volé son argent et une bagarre a suivi, qui l’a laissé dans un très sale état.
6. récapitulation décousue de ces différents récits – phrase inachevée, pas de point final.