Plaidoirie pour la défense de Charles Baudelaire, lors de son procès pour Les Fleurs du mal en 1857

 

Plaidoirie de Me Gustave Chaix d’Est-Ange – 1857

(extraits)

Charles Baudelaire n’est pas seulement le grand artiste et le poète profond et passionné au talent duquel l’honorable organe du ministère public a tenu à rendre un hommage public.

Il est plus : il est un honnête homme, et c’est pour cela qu’il est un artiste convaincu… Son œuvre, il l’a longuement méditée… elle est le fruit de plus de huit années de travail ; il l’a portée, il l’a mûrie dans son cerveau, avec amour, comme la femme porte dans ses entrailles l’enfant de sa tendresse…

Et maintenant, vous comprendrez la désolation véritable et la douleur profonde de ce créateur sincère et convaincu qui, lui aussi, aurait pu mettre en tête de son œuvre : « C’est icy un livre de bonne foy », et qui la voit méconnue et traduite à votre barre comme contraire à la morale publique et à la morale religieuse.

Est-ce que, sérieusement, ses intentions peuvent être douteuses ; est-ce que vous pouvez hésiter un instant sur le but qu’il a poursuivi et sur la fin qu’il s’est proposée ? Vous l’avez entendu lui-même il n’y a qu’un moment, dans les explications si loyales qu’il vous a données, et vous avez été frappés sans doute et émus de ces protestations d’un honnête homme.

Il a voulu tout peindre, vous a dit le ministère public ; il a voulu tout mettre à nu ; il a fouillé la nature humaine dans ses replis les plus intimes, avec des tons vigoureux et saisissants, il l’a exagérée dans ses côtés hideux, en les grossissant outre mesure… Prenez garde en parlant ainsi, dirai-je à M. le Substitut ; êtes-vous sûr vous-même, de ne pas exagérer quelque peu le style et la manière de Baudelaire, de ne pas forcer la note et de ne pas pousser au noir ? Mais enfin soit ; c’est là sa méthode et c’est là son procédé ; où est la faute, je vous prie, au point de vue même de l’accusation, où est la faute et surtout où peut être le délit, si c’est pour le flétrir qu’il exagère le mal, s’il peint le vice avec des tons vigoureux et saisissants, parce qu’il veut vous en inspirer une haine plus profonde et si le pinceau du poète vous fait de tout ce qui est odieux une peinture horrible, précisément pour vous en donner l’horreur… ?

On vous a dit et avec raison, messieurs, que le juge n’est point un critique littéraire, qu’il n’a pas à prononcer sur les modes opposés de comprendre et de rendre l’art, qu’il n’a pas à décider entre les écoles de style ; c’est pour cela que, dans les affaires de cette nature, ce n’est pas la forme qu’il faut interroger, mais le fond ; et l’on risquerait fort de se tromper et de ne pas faire bonne et équitable justice si l’on se laissait entraîner par quelques expressions, exagérées et violentes, parsemées çà et là sans aller au fond des choses, sans rechercher les intentions sincères, sans se rendre un compte bien exact de l’esprit qui anime le livre.

À cet égard vous avez, je vous l’ai dit, les déclarations et les protestations de l’homme, qu’il faut rapprocher de son honorabilité parfaite ; et puisqu’il s’agit de ses intentions, vous avez encore autre chose, c’est le livre lui-même.

Et d’abord le poète vous prévient par son titre, qui et là comme en vedette pour annoncer la nature et le genre de l’œuvre ; c’est le mal qu’il va vous montrer, la flore des lieux malsains, fruits des végétaux vénéneux, son titre vous le dit, — comme ce titre de L’Enfer lorsqu’il s’agit de l’œuvre du Dante – comme il va vous montrer tout cela, pour le flétrir pour vous en donner l’horreur, pour vous en inspirer la haine et le dégoût.

Après le titre, je lis l’épigraphe ; là est toute la pensée de l’auteur, là est tout l’esprit du livre, c’est un second titre pour ainsi dire, plus explicite que le premier et qui l’explique, le commente et le développe :

On dit qu’il faut couler les exécrables choses
Dans le puits de l’oubli et au sépulcre encloses,
Et que par les écrits le mal ressuscité
Infectera les mœurs de la postérité ;
Mais le vice n’a point pour mère la science,
Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance.

Théodore Agrippa d’Aubigné : Les Tragiques, livre II.

La pensée intime de l’auteur, vous la trouverez, encore plus nettement marquée, dès les premiers vers ; il les adresse au lecteur comme un avertissement, et voici ce qu’il lui dit :

« Transformez cela en prose, messieurs, supprimez la rime et la césure, recherchez ce qu’il y a au fond de ce langage puissant et imagé, quelles intentions s’y cachent ; et dites-moi si nous n’avons jamais entendu tomber ce même langage du haut de la chaire chrétienne, et des lèvres de quelque prédicateur ardent ; dites-moi si nous ne trouverions pas les mêmes pensées, et quelquefois peut-être les mêmes expressions dans les homélies de quelque rude et sévère père de l’Église ? »

[…]

Baudelaire, qui les a cueillies et recueillies, n’a pas dit que ces Fleurs du mal étaient belles, qu’elles sentaient bon, qu’il fallait en orner son front, en emplir ses mains, et que c’était là la sagesse: au contraire, en les nommant, il les a flétries. Il n’a rien dit en faveur des vices qu’il a moulés si énergiquement dans ses vers ; on ne l’accusera pas de les avoir rendus aimables ; ils y sont hideux, nus, tremblants, à moitié dévorés par eux-mêmes, comme on le conçoit dans l’enfer; et, pour n’appuyer ici sur l’autorité d’un critique éminent qui est un de nos grands écrivains, j’ajouterai avec M. Barbey d’Aurévilly :

« Le poète, terrible et terrifié, a voulu nous faire respirer l’abomination de cette épouvantable corbeille qu’il porte sur sa tête hérissée d’horreur. C’est là réellement un grand spectacle ! Depuis le coupable cousu dans un sac, qui déferlait sous les ponts humides et noirs du Moyen Âge, en criant qu’il fallait laisser passer une justice, on n’a rien vu de plus tragique que la tristesse de cette poésie coupable qui porte le faix de ses vices sur son front livide. Laissons-la donc passer aussi ! On peut la prendre pour une justice, — la justice de Dieu ! »

Et sur les intentions du poète, et sur le procédé littéraire, voilà ce que j’avais à dire.

Il me reste à rechercher maintenant s’il a dépassé les limites permises, et si, dans cette œuvre impétueuse et puissante, la morale religieuse et la morale publique sont outragées, comme le prétend le ministère public.

 […]

Comprenez-vous, messieurs, le danger de juger une œuvre entière, une œuvre d’ensemble, sur quelques pièces isolées, sur quelques vers détachés, sur quelques expressions prises çà et là et habilement rapprochées ; quel est le poète et quelle est l’œuvre qui pourraient résister à un examen fait de cette sorte ? pour moi, je n’en connais pas, et vous me permettrez d’en prendre un exemple illustre : je ne pense pas que les Harmonies poétiques aient jamais été suspectes ; je ne pense pas qu’on les ait jamais accusé de contenir un outrage à la morale religieuse… et cependant, écoutez :

Lorsque du Créateur la parole féconde,
Dans une heure fatale, eut enfanté le monde
Des germes du chaos,
De son œuvre imparfaite il détourna sa face,
Et d’un pied dédaigneux le lançant dans l’espace,
Rentra dans son repos.

Va, dit-il, je te livre à ta propre misère ;
Trop indigne à mes yeux d’amour ou de colère,
Tu n’es rien devant moi.
Roule au gré du hasard dans les déserts du vide ;
Qu’à jamais loin de moi le destin soit ton guide,
Et le Malheur ton roi.

Il dit. Comme un vautour qui plonge sur sa proie,
Le Malheur, à ces mots, pousse, en signe de joie,
Un long gémissement ;
Et pressant l’univers dans sa serre cruelle,
Embrasse pour jamais de sa rage éternelle
L’éternel aliment.

Le mal dès lors régna dans son immense empire ;
Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
Commença de souffrir ;
Et la terre, et le ciel, et l’âme, et la matière,
Tout gémit : et la voix de la nature entière
Ne fut qu’un long soupir.

Levez donc vos regards vers les célestes plaines,
Cherchez Dieu dans son œuvre, invoquez dans vos peines
Ce grand consolateur,
Malheureux ! sa bonté de son œuvre est absente,
vous cherchez votre appui ? l’univers vous présente
Votre persécuteur

……………………………

Montez donc vers le ciel, montez, encens qu’il aime,
Soupirs, gémissements, larmes, sanglots, blasphème,
Plaisirs, concerts divins !
Cris du sang, voix des morts, plaintes inextinguibles,
Montez, allez frapper les voûtes insensibles
Du palais des destins !

Terre, élève ta voix; cieux, répondez ; abîmes,
Noirs séjours où la mort entasse ses victimes,
Ne formez qu’un soupir.
Qu’une plainte éternelle accuse la nature,
Et que la douleur donne à toute créature
Une voix pour gémir !

…………………………….

Eh quoi ! tant de tourments, de forfaits, de supplices,
N’ont-ils pas fait fumer d’assez de sacrifices
Tes lugubres autels ?
Ce soleil, vieux témoin des malheurs de la terre,
Ne fera-t-il pas naître un seul jour qui n’éclaire
L’angoisse des mortels ?

Héritiers des douleurs, victimes de la vie,
Non, non, n’espérez pas que sa rage assouvie
Endorme le Malheur !
Jusqu’à ce que la Mort, ouvrant son aile immense,
Engloutisse à jamais dans l’éternel silence
L’éternelle douleur !

Que cela est beau, messieurs, et quels admirables vers ! Je ne crois pas que la poésie puisse s’élever plus haut et planer avec plus de puissance en un vol plus majestueux ; mais demandez donc a la morale religieuse ce qu’elle pense de ce cri de révolte ? Ce n’est pas Désespoir qu’il fallait nommer cette pièce ; c’est Imprécation, c’est Blasphème, c’est Malédiction… Qui donc a jamais pensé cependant à juger du poète et de ses sentiments religieux sur les vers que je viens de lire ; qui donc a songé l’accuser, qui donc aurait osé poursuivre Lamartine pour outrage à la morale religieuse ?

Messieurs, je n’insisterai pas davantage sur ce point ; aussi bien le ministère public lui-même, sans abandonner l’accusation en ce qui touche la morale religieuse, ne parait pas la réclamer avec insistance ; mais il n’en est pas de même quand il s’agit de la morale publique ; il lui faut une condamnation, il veut bien qu’on la prononce légère, il vous convie a l’indulgence, mais il tient absolument à ce que nous soyons condamnés, parce qu’il faut, dit-il, un avertissement.

Eh bien, je vous demande s’il est juste, parce qu’un avertissement parait nécessaire au ministère public, que cet avertissement tombe sur la tête de Baudelaire ? Vous êtes seuls juges, dites-vous, de l’opportunité de la poursuite : il y aurait bien des choses à répondre à une pareille théorie, et l’opportunité en matière de poursuites correctionnelles me parait tout au moins une thèse peu juridique ; mais en tout cas, et vous êtes, vous, ministère public, juge de l’opportunité, encore une fois, pourquoi choisissez-vous Baudelaire; pourquoi sont-ce Les Fleurs du mal que vous voulez frapper ?

[…]

Certes, je ne demande de poursuite contre personne, et l’on ne peut supposer que ce soit là ma pensée ; l’interpréter ainsi, ce serait la dénaturer ; ce que je veux dire, c’est qu’il ne peut y avoir deux poids et deux mesures, la morale publique est une, et quand elle n’est pas outragée par tant d’œuvres qui remplissent nos bibliothèques, qui s’impriment et se réimpriment sans cesse et sous vos yeux, par tant d’autres qui naissent chaque jour, soit en vers, soit en prose, comment la morale publique serait-elle outragée par les quelques morceaux que le ministère public vous demande de condamner dans l’œuvre de Baudelaire ?

Ces pièces, vous les connaissez et je ne puis les relire ici ; laissez-moi vous dire en passant que, dans le nombre, il y en a d’admirables, « Lesbos » et « Les Femmes Damnées » qu’il est impossible de ne pas louer sans réserve.

Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux,
Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,
Font l’ornement des nuits et des jours glorieux ;
Mère des jeux latins et des voluptés grecques.

Quant aux « Femmes damnées »… que Monsieur le Substitut a appelées les deux tribades !!! ce qui est vif comme langage… et certes nous n’aurions jamais osé nous permettre de pareils mots devant le tribunal, quant aux « Femmes damnées », car je demande la permission de préférer l’expression de mon client à celle du ministère public, — écoutez ces strophes :

À la pâle clarté des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout imprégnés d’odeur,
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.

Elle cherchait, d’un œil troublé par la tempête,
De sa naïveté le ciel déjà lointain,
Ainsi qu’un voyageur qui retourne la tête
Vers les horizons bleus dépassés le matin.

De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L’air brisé, la stupeur, la morne volupté,
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beauté.

Puis, fidèle au rôle qu’il s’est tracé, le poète, après avoir montré le vice, le flagelle en des vers vengeurs, et quels vers ! Écoutez, Messieurs :

— Descendez, descendez, lamentables victimes,
Descendez le chemin de l’enfer éternel !
Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes,
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,

Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage.
Ombres folles, courez au but de vos désirs ;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

………………………….

Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
A travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous !

Je n’ai pas résisté au plaisir de vous citer ces beaux vers, mais vous, messieurs, dans la chambre du conseil, vous relirez toutes les pièces poursuivies et vous vous demanderez si c’est bien là ce qui constitue l’outrage à la morale publique ; vous vous le demanderez, en comparant l’œuvre de Baudelaire et les quelques vers que peuvent contenir quelques pièces, en les comparant, dis-je, à ce que vous lisez tous les jours dans notre littérature moderne, et je parle ici des auteurs les plus illustres, les plus aimés, les plus populaires, à ceux que personne n’a jamais pensé à incriminer au point de vue de l’outrage à la morale publique ; et pourtant jamais Baudelaire n’est allé si loin qu’eux…

Vous trouverez dans mon dossier toute une série, et je vous assure qu’elle est nombreuse, de pièces détachées que j’ai recueillies dans notre littérature moderne, cela fait une assez jolie collection. Vous me permettrez bien de vous en lire ici quelques pièces. Voici par exemple les œuvres de ce poète charmant qui s’appelle Alfred de Musset. Est-ce qu’il n’a pas commis la Ballade à la Lune :

[Me Chaix d’Est-Ange lit ensuite une collection de textes plus ou moins érotiques de grands auteurs (Musset, Béranger)]

Quoi ! après ce que je viens de vous lire, vous condamneriez Baudelaire ? vous le condamneriez après tant d’autres citations que je pourrais faire et dont vous trouveriez dans mon dossier une collection bien incomplète encore, mais fidèlement transcrite ? vous y trouveriez du Rabelais, du Brantôme qui a « cogneu tant d’honnestes dames » ; mais j’aurais pu puiser partout ! La Fontaine et ses contes, Molière, Voltaire et ses contes en prose, et Rousseau dont les confessions renferment des passages immondes, et Beaumarchais, « auquel de toutes les choses sérieuses le mariage a toujours paru la plus bouffonne… » Mais si j’osais, si la prosopopée pouvait trouver ici sa place, j’évoquerais et j’invoquerais Montesquieu : « Oh ! Montesquieu, que dirait ta grande âme si pour son malheur rappelé à la vie, tu voyais poursuivre pour outrage à la morale publique Baudelaire et les Fleurs du mal, toi qui as écrit le Temple de Gnide et les Lettres persanes… ? » Que dirait Lamartine qui a fait la Chute d’un ange, et Balzac avec sa Fille aux yeux d’or, et George Sand avec Lélia… ?

Je m’arrête, messieurs et je ne veux pas abuser plus longtemps de vos moments.

Je vous ai dit ce qu’était Baudelaire, et ce qu’avaient été ses intentions ; je vous ai montré sa méthode, et son procédé littéraire, je viens de vous faire voir longuement qu’il n’y a rien dans son œuvre qui soit aussi osé dans le fond et dans la forme, dans l’expression et dans la pensée, que tout ce que notre littérature imprime et réimprime tous les jours ; j’ai confiance que vous ne voudrez pas frapper ce galant homme et ce grand artiste et que vous le renverrez purement et simplement des fins de la poursuite.

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