Jean ECHENOZ, Je m’en vais, premier chapitre.
(Travail très largement emprunté à Christine Jerusalem, maître de conférences en littérature contemporaine à Lyon – et complété par mes soins).
INTRODUCTION
Présentation générale de l’œuvre :
L’auteur : Jean Echenoz, romancier français né en 1947 (toujours vivant et actif aujourd’hui), qui travaille son texte comme un compositeur travaille sa musique (jeux sur les rythmes, les sonorités → Jazz) + Jeux sur les mots aussi, jeux sur les niveaux de langue. + Écriture qualifiée parfois de cinématographique (importance des détails du décor, points de vue externe et interne, privilégiés par rapport au point de vue omniscient, ce qui donne une impression de narration partielle / partiale, et de multiples points de vue, comme on a plusieurs caméras utilisées pour un film).
Influences revendiquées par l’auteur :
– le jazz,
– le cinéma,
– le roman policier, en particulier l’écriture comportementaliste des romans noirs américains de Dashiell Hammett et Raymond Chandler, et celle du romancier français Jean-Patrick Manchette,
– l’écriture réaliste des romanciers du XIXème siècle comme Flaubert et Zola, qui menaient de véritables enquêtes avant de se lancer dans l’écriture romanesque,
– le roman d’aventures, que Jean Echenoz a dévoré dans sa jeunesse, et qui donne à ses romans un caractère « géographique »,
– moins revendiquée mais néanmoins présente, l’influence du Nouveau Roman (déconstruction de l’identité du personnage, déconstruction de la chronologie).
Le roman Je m’en vais : paru en 1999 aux éditions de Minuit (les mêmes qui ont édité bon nombre d’oeuvres issues du Nouveau Roman et de ce que certains critiques littéraires ont appelé le post-Nouveau Roman), le livre raconte une année de la vie de Félix Ferrer, un héros anti-héros à la vie et au caractère banals, qui, habitant Paris et travaillant dans une galerie d’art, se trouve impliqué dans une histoire de vol d’oeuvres d’art esquimau qui le mènera au pôle Nord, dans le Sud de la France, jusqu’en Espagne, dans des situations périlleuses quelquefois. Le roman est construit de manière circulaire, répétant le titre dans les premiers mots et dans les derniers mots du roman, bouclant une boucle d’un an au cours duquel, finalement, Ferrer n’aura pas fondamentalement changé, malgré les rebondissements qu’il aura connus, aussi bien professionnels que personnels, géographiques, amoureux. Le roman est une espèce de « contrepoint » du roman précédent de Jean Echenoz, Un an, paru en 1997, dans lequel Ferrer passait pour mort.
Situer le passage : Il s’agit de l ‘incipit du roman, qui s’ouvre sur le départ du personnage principal Ferrer, ce qui confirme le titre (en même temps qu’il le répète) et préfigure les futurs voyages du héros.
Problématique proposée ici : Quel est le pacte de lecture qui se dessine dans cet incipit ?
Annoncer le plan : Cette ouverture joue avec les conventions de l ‘incipit et avec les conventions d’une écriture romanesque traditionnelle. En cela, on peut la qualifier de « moderne », aussi bien dans ses thèmes que dans son style. Loin d’éclairer le lecteur, elle multiplie le mystère, et même, elle est susceptible de perdre le lecteur, paradoxalement. C’est une entrée en matière ludique qui peut être éclairée par la relecture du texte, une fois la lecture du roman terminée.
I – UNE SCÈNE DE DÉPART
Le roman débute in media res, par les paroles du personnage principal : « Je m’en vais […] je te quitte», I. 1, qui soulignent clairement le commencement d’une aventure littéraire, en même temps qu’elles soulignent la fin d’une aventure amoureuse. Le début in media res pique la curiosité du lecteur, invité à rejoindre un univers fictif qui semble exister avant le début de la lecture. Les personnages sont évoqués de manière familière, par un nom de famille seul (Ferrer) ou un prénom seul (Suzanne), comme si l’on connaissait déjà les personnages. Echenoz ne prend pas la peine de nous les présenter comme les auteurs traditionnels le font dans les romans. Les lieux aussi sont évoqués avec une forme de familiarité, que l’on sent dans l’usage des articles définis (« la console de l’entrée » ; « la porte du pavillon » ; « la voiture de Suzanne », « les réverbères »). Dans Je m’en vais, le lecteur est désorienté par cette entrée abrupte dans le récit (d’autant plus qu’il n’y a pas de guillemets autour des dialogues), même si l’ incipit fournit des repères réalistes.
1. Des repères spatio-temporels réalistes plus ou moins précis
L’incipit propose quelques repères spatio-temporels : la scène se déroule « vers neuf heures, un premier dimanche soir de janvier » / « depuis vingt-cinq minutes » / « Le lendemain matin, vers dix heures ». L’action se situe à Paris (stations de métro : « la station Corentin-Celton située à six cents mètres » / « Plus tard, entre Vaugirard et Volontaires » / « la station Madeleine », « un numéro pair de la rue de l’Arcade », « environs de l’église de la Madeleine », « vers son atelier »).
Les effets de réel sont produits également par des détails donnés dans la description :
– détails concernant notre monde moderne (métro, « panonceaux publicitaires de revêtement de sol, de messageries de couples et de revues d’immobilier », « des guirlandes électriques », « Les vitrines décorées des boutiques de luxe », « l’ascenseur », « une photo ») Pas de doute, on est bien à la toute fin du XXème siècle, mais nous ne savons pas quelle année précisément.
2. Une présentation très partielle (et parfois partiale) des personnages
Le narrateur sait qui sont Ferrer et Suzanne (cf. familiarisation immédiate dans les premières lignes) et qui est Laurence, la jeune femme que Ferrer rejoint. Son nom ne figure d’ailleurs pas sur sa porte, détail symbolique qui indique le caractère instable et opaque de l’identité des personnages.
Ferrer est énigmatique : on ne connaît ni son âge, ni son apparence, qui ne seront dévoilés qu’à la fin du roman (p. 209), ni son métier. On ne dispose que de quelques indices : Ferrer feuillette un « catalogue de vente aux enchères d’œuvres d’art traditionnel persan » ; il se rend le lendemain à « son atelier ». Les actes du héros sont présentés sans la motivation qui permettrait de les comprendre. Ses pensées aussi sont complexes : Ferrer est soulagé mais « comme contrarié par ce soulagement même » (I. 19-20). On ne sait pas grand-chose, donc, de ses impressions sur la rupture amoureuse qui vient juste d’avoir lieu, mais on connait très précisément « sa figure préférée » dans le métro, ou encore le geste qu’il effectue en attendant que Laurence lui ouvre la porte (« les ongles de sa mains s’enfoncèrent légèrement dans la face interne de son avant-bras gauche »), ce qui est « inutile » pour comprendre sa psychologie ou pour comprendre l’intrigue qui se met en place. Le lecteur peut, s’il le souhaite, faire des hypothèses sur la psychologie de Ferrer qui découle de ces détails comportementalistes, mais il n’y est pas obligé. Il est libre de construire la psychologie du héros. L’auteur ne lui impose pas. C’est là un des éléments du pacte de lecture qui se dessine dans cet incipit.
Suzanne est vite « expédiée » par le narrateur, réduite à « un caractère difficile », dont on peut attendre des crises évoquées ligne 24 : « cris entremêlés de menaces et d’insultes graves ». Ce portrait esquissé laisse entendre que le couple était en crise bien avant qu’il éclate. Mais on n’en sait pas plus, et d’ailleurs on n’en saura pas plus.
Laurence en revanche est décrite précisément physiquement (« très brune aux cheveux très longs, pas plus de trente ans, ni moins d’un mètre soixante-quinze »). Mais elle ne parle pas et ne manifeste rien d’autre qu’un sourire silencieux en ouvrant la porte à Ferrer. On ne sait donc finalement pas grand-chose sur elle non plus, alors qu’on a eu moult détails sur sa porte d’entrée et sur la photo qui y est punaisée.
Dernière remarque sur l’évocation des personnages : ils sont rarement les sujets directs des verbes qui décrivent leurs propres actions. Exemples : « les yeux de Suzanne s’arrêtaient sans raison sur une prise électrique » / « ses mains se frayèrent un chemin » / « Les ongles de sa main s’enfoncèrent ».
Leurs actions se font « sans raison », « sans un regard pour », « machinalement », « distrait ». Lorsque Ferrer ouvre son catalogue, il ne fait que le « feuillet[er] ». Lorsqu’il est enfin actif pour de bon, c’est pour « attaqu[er] fermement un escalier de service », ce qui semble particulièrement dérisoire ! Lorsqu’il « frapp[e] » à la porte (il est sujet actif d’un verbe d’action), c’est pour ne donner que « deux coups légers sur cette porte ». Rien ne semble important, mais le narrateur consacre en revanche du temps à la description de détails incongrus.
3. Des détails incongrus
Avare en informations sur les personnages, la narration s’attarde sur des détails incongrus car sans importance ou insolites, comme ce que Ferrer lit machinalement dans le métro : publicités de revêtements de sol, de messageries de couples et de revues d’immobilier (I. 23-25). La photo punaisée sur la porte de Laurence, représentant le matador Manuel Montoliu est aussi longuement décrite, jusqu’à fournir le nom du taureau qui l’a tué et la date précise de sa mort. La mise en avant de ce qui habituellement constitue la toile de fond d’un roman provoque un effet d’étrangeté.
II – UN INCIPIT LUDIQUE
L’ouverture de ce roman surprend également le lecteur par ses choix stylistiques et narratifs.
1. Jeux de focalisation
La focalisation, qui oscille entre plusieurs points de vue, contribue à la complexité de ce prologue. Le narrateur semble d’abord épouser un point de vue externe, comme le montre le verbe « sembler » qui caractérise l’état solitaire de Ferrer. L’ensemble du chapitre qui décrit le comportement des personnages sans rentrer dans leur psychologie confirme cette impression. Jean Echenoz adopte l’écriture « comportementaliste » caractéristique des romans policiers américains : l’histoire se construit au travers d’un narrateur effacé et neutre qui enregistre les actions de l’extérieur.
Mais on trouve également un point de vue omniscient lorsque le narrateur détaille les pensées de Ferrer, surpris par la réaction de sa femme. Le point de vue omniscient s’entremêle avec le point de vue interne, au point que l’on ne sait parfois plus qui parle, du narrateur ou du personnage principal. Par exemple, les jugements portés sur Suzanne (« femme au caractère difficile »), les interventions directes du narrateur (« moins essoufflé que j’aurais cru » / « mois préoccupé que prévu »), brouillent la focalisation et déroutent le lecteur. Ces commentaires personnels du narrateur sont une intrusion étonnante qui rompt le pacte réaliste et montre que le roman est une fiction.
Le narrateur s’amuse aussi à préciser que l’un des éléments publicitaires que Ferrer balaie du regard avec indifférence concerne les « messageries de couples », alors qu’il vient juste de rompre avec sa femme et qu’il se rend chez sa maîtresse.
2. Jeux stylistiques
L’ incipit procède à de légers décalages stylistiques. On relève ainsi, dans la première phrase, un traitement du discours direct sans ses marques typographiques (tirets et guillemets). On note également l’usage d’une syntaxe qui bouscule les habitudes de lecture : phrase très longue pour décrire une simple pression des doigts (« Le temps […] blanche ») ; déplacement de l’ordre des syntagmes (le prénom de Laurence arrive après sa description, I. 53). Enfin, on remarque la personnification discrète des choses (les « vitres » se « taisent », I. 7).
III – LE JEU DE LA RELECTURE
Une fonction de l’ incipit est de mettre en place les éléments narratifs et les codes du récit. Une fois le livre lu, la relecture de l’incipit permet de mieux saisir ce qui était d’abord passé inaperçu.
1. Circularité de la structure
La scène s’ouvre sur des paroles et se clôt sur un silence. Elle commence avec Suzanne et s’achève avec Laurence. Le chapitre adopte ainsi une structure circulaire qui est celle du roman. Le roman s’achève là où il a commencé : dans la maison de Ferrer. Le roman établit ainsi des échos entre le début et la fin (porte et boîte aux lettres rouge, premiers mots qui sont aussi les derniers).
2. Une écriture à contraintes
Jean Echenoz a expliqué que le roman était né du mot « atelier » présent à la fin de ce chapitre. Je m’en vais est aussi composé à partir d’une contrainte que s’est fixée l’écrivain : replacer dans un nouveau récit un personnage du roman Un an (1997), Ferrer, que l’on croit mort à la première page de Un an mais qui apparaît vivant à la fin du livre, partant à l’atelier… Je m’en vais explique cette fausse mort et justifie le mot « atelier ».
3. La construction du personnage principal
Si les informations sur Ferrer sont rares dans l ‘incipit, la relecture révèle que plusieurs indices donnent une idée du personnage. Ferrer est un séducteur, comme le montre son trajet rapide de Suzanne, sa femme, à Laurence, sa maîtresse. C’est aussi un solitaire : il est « seul dans son manteau » (1. 33) dans une ville singulièrement vide (voir le champ lexical du vide + l’oxymore « les passants absents ». Enfin, le matador dont le « cœur » a été ouvert «comme un livre » (I. 46) préfigure les ennuis de santé de Ferrer.
CONCLUSION
Cet incipit propose un démarrage original qui désarçonne les habitudes de lecture et joue avec les attentes du lecteur. La dernière phrase du chapitre est une nouvelle surprise. Elle annonce un nouveau départ, comme si l’histoire commençait pour de bon… Le pacte de lecture qui se dessine est alors le suivant :
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Le lecteur sait que l’auteur adopte une écriture comportementaliste : il n’aura pas beaucoup de détails sur la psychologie des personnages. Il sera libre de construire cette psychologie… ou pas.
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Une complicité s’installe entre un narrateur qui s’amuse, et un lecteur qui s’amusera lui aussi s’il accepte cette manière singulière d’écrire. Il sera perdu dans des points de vue narratifs brouillés, et ce brouillage est essentiellement dû à des interventions subtiles du narrateur, qui se permet des réflexions parfois décalées qui font sortir le lecteur de la fiction pour entrer dans un univers personnel légèrement facétieux.
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L’intérêt du roman ne sera pas vraiment dans la psychologie des personnages, mais il ne sera pas non plus tellement dans l’intrigue : en effet, les actions ne sont pas détaillées, alors qu’on a des précisions sur des détails secondaires, saugrenus, décalés. Pour autant, on entre quand même dans une intrigue qui se dessine et aux côtés d’un personnage qui semble indifférent, et seul, profondément seul. Tout cela ne le rend pas particulièrement sympathique (ni antipathique d’ailleurs) : on l’accompagne, c’est tout.
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L’intérêt sera alors peut-être d’abord dans l’écriture en elle-même, pour elle-même. Le lecteur est donc invité à apprécier le style de Jean Echenoz comme on apprécie parfois une poésie : pour sa sonorité, son rythme, son esprit.