1STi2D – ORAL 1 – MARIVAUX, L’île des esclaves, scène 1 (enregistrement audio)

Consigne: repérer précisément les étapes de la lecture linéaire et les éléments méthodologiques que vous reconnaissez.

Vous pouvez vous aider de l’article sur la méthode de la lecture linéaire ici.

ORAL 1

Marivaux est un dramaturge français du début du XVIIIème siècle. Ses pièces, à la fois légères et psychologiques, s’inscrivent aussi bien dans l’héritage des comédies classiques de Molière que dans les satires sociales qui annoncent les Lumières. Moraliste, il peint avec autant d’amusement que de justesse des caractères universels.

L’île des esclaves, son premier succès, est une comédie d’un seul acte, jouée pour la première fois en 1725. Deux maîtres, Iphicrate et Euphrosine, et leurs serviteurs, Arlequin et Cléanthis, ont échoué sur une île où les rôles sont inversés : ce sont les esclaves qui dominent leurs maîtres, sous le contrôle de Trivelin, qui s’assure du bon déroulement de l’expérience. Les puissants apprennent à se mettre à la place des gens qu’ils exploitent, dans le but de leur faire acquérir plus d’empathie, de respect et de dignité.

Nous lisons la scène 1, qui ouvre donc la pièce. {LECTURE DES 16 PREMIERES REPLIQUES (→ 30 premières lignes)}

Je propose de voir en quoi cette scène d’exposition est particulièrement efficace.

On peut découper le texte en trois parties :

– Dans le premier mouvement, des lignes 1 à 30, Marivaux donne des informations essentielles concernant l’intrigue et plante deux caractères opposés.

– Le deuxième mouvement va des lignes 31 à 61. On y voit l’amusement d’Arlequin qui fait échouer la stratégie d’Iphicrate.

– Enfin, à partir de la ligne 62, on a le projet commun d’Arlequin, de Trivelin, mais aussi de Marivaux lui-même : aboutir à une leçon.

– Des informations sont données aux premières lignes : le nom d’Arlequin, emprunté au personnage comique de la Commedia dell’Arte, et le statut social des deux hommes avec la réplique : « mon patron ! ».

La 3ème réplique indique le lieu de l’intrigue. « L’île » évoque un ailleurs lointain, propice à l’utopie.

Lignes 8 à 14, Iphicrate produit une analepse, qui explique la situation par le naufrage qui s’est déroulé auparavant.

Ligne 19, leur origine est précisée : l’« Athènes » de la Grèce antique.

– Iphicrate est un personnage pathétique, comme le montrent dans les didascalies l’adverbe « tristement » et le « soupir(…) » exigé ligne 2. La question qu’il pose, au futur, ligne 5, est ouverte et existentielle : « que deviendrons-nous ? ».

Il utilise la première personne du pluriel « nous », évoquant une communauté dont ils feraient partie tous les deux (ligne 11, il dit : « des nôtres ») : il s’agit de « nous tirer d’ici » (ligne 18). Il a un élan d’espoir, lignes 13-14, tentant de convaincre Arlequin de chercher d’autres rescapés. Mais tout de suite, le « je » domine : « si je ne me sauve, je suis perdu ». Son désespoir est celui d’un homme seul.

Il appelle finalement Arlequin (et peut-être aussi le public, dans la double énonciation) à la pitié : il demande explicitement à se faire « plaindre », ligne 29.

– Arlequin connaît le même désespoir, mais lui n’est pas morose. Il accepte la situation. La gradation ligne 6 (« nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim ») affirme au futur une fin funeste. L’interjection « hélas ! » ligne 10 confirme ce pessimisme, mais le valet semble léger, usant d’expressions et de sagesse populaires qui font sourire le public : ligne 15, « il n’y a pas de mal à cela ; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup », il renverse l’ordre des priorités en préférant la boisson à la chance d’un salut. Il clôt sa réflexion sur une consolation primaire : ligne 27, « encore vit-on ». Au contraire de son maître, il use encore d’un pronom personnel général, « on » ; il finit même par dire sa compassion pour Iphicrate : « je vous plains de tout mon coeur ».

– L’action connaît alors un moment de bascule imminent. Marivaux expose le principe de sa comédie dans la réplique d’Iphicrate lignes 21 à 23 : l’île donne aux esclaves une liberté totale sur leurs maîtres. Le mot « coutume » repris par Arlequin évoque un relativisme culturel qui fait sourire le spectateur autant qu’il effraie Iphicrate : malgré le « danger » pour le maître, le valet continue de badiner : « ils tuent les maîtres, à la bonne heure » !

→ Dans ce premier mouvement, le décor est planté, mais aussi les caractères de deux personnages, ainsi que le principe même de la pièce avec l’inversion des rôles sociaux imposée sur l’île.

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– Le rapport de force entre les deux hommes s’inverse. Arlequin n’obéit plus et s’amuse. Les stichomythies lignes 31 à 40 offrent un dialogue animé. Les mots d’Arlequin (interjections « hu hu hu », « ah ah ah ») et les didascalies le mettent en scène plein d’entrain : « siffle, chante, riant ». Le valet feint ostensiblement le détachement. Il explicite le paradoxe émotionnel dans lequel il est, qu’il transmet au spectateur : Iphicrate est pathétique mais ridicule, avec l’antithèse « je vous plains (…) mais je ne saurais m’empêcher d’en rire », ligne 36. Ainsi, le maître éprouve la perte de son autorité, cumulant en vain les impératifs : « suis-moi, parle, marchons ». Il est hébété, comme en témoignent les interrogatives lignes 33 et 35, et son regret d’avoir informé son valet de la loi qui régit l’île des esclaves, ligne 38.

– Commencent alors lignes 31 à 61 une série de moqueries venant d’Arlequin, et autant d’échecs d’Iphicrate pour regagner son pouvoir. Le maître essaie de prendre Arlequin par les sentiments, tentant d’être poli, puis carrément amical, dans la gradation : « je t’en prie » ligne 41, « mon cher Arlequin » ligne 50, « ne sais-tu pas que je t’aime ? » ligne 53. Mais le valet effronté reprend ses mots et les tourne en dérision : « je t’en prie » répété deux fois, « mon cher patron », « votre amitié » ligne 54. Suite à ces échecs, l’insulte qui vient trahit la vraie « colère » d’Iphicrate : « esclave insolent ! » ligne 59.

Arlequin déjoue la stratégie de son maître, et la lui fait percevoir avec le champ lexical de la courtoisie : « civil, poli, compliments, les marques de votre amitié ». Il s’amuse avec le langage, dans trois allégories qui produisent un effet comique : ligne 42, « l’air du pays » agit concrètement sur l’attitude du maître en lui faisant supplier son valet,ligne 51, il dénonce la violence d’Iphicrate avec ses « compliments (faits) à coups de gourdin », et même chose ligne 54 avec ses « marques d’amitié » qui « tombent toujours sur les épaules ».

– Le moment de bascule est réalisé : trois fois on a la négation « ne plus ». On est arrivé à un point de non-retour : « je n’entends plus », « je ne t’obéis plus », « n’es-tu plus mon esclave ? », ligne 61. Avec cette interro-négative, on voit un Iphicrate impuissant, encore incrédule.

→ Le deuxième mouvement offre une montée de la tension qui naît entre les deux hommes. L’amusement d’Arlequin va de pair avec l’échec de la stratégie désespérée d’Iphicrate pour gagner la confiance du valet.

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– Ligne 62, le ton devient grave et Arlequin se met à tutoyer son maître. La didascalie « d’un air sérieux » ouvre un moment plus sombre. Dans sa longue réplique, Arlequin parle d’abord au passé (ai été, disais, étais…), et dénonce les injustices en vigueur « dans le pays d’Athènes », avec le lexique de la violence de l’exploitation : « esclave, traitais » et la comparaison « comme un pauvre animal ». Après l’interjection « eh bien ! », il parle au futur (tu vas, dira, verrons, etc.). Avec le chiasme « juste (…) fort / fort (…) juste », lignes 64-65, il annonce un renversement. Il s’agit de donner une « leçon » à tous les maîtres, tous « ceux qui te ressemblent », ligne 68.

– Arlequin s’approprie le projet de l’île. Il se fait le porte-parole de l’auteur, qui expose ici son objectif. Notons que le message de l’oeuvre n’est pas révolutionnaire, mais plutôt humaniste. Certes, l’esclave est « insolent », puis sombre. Mais il annonce l’heureux dénouement de la comédie : « je te pardonne », ligne 62, « mon ami », ligne 68, « tu seras plus raisonnable », ligne 66. Arlequin reste sentimental, car il exprime de l’affection pour son maître. Il est aussi confiant : il affirme un principe cher aux Lumières : si l’on s’instruit, on devient meilleur. Il s’agit d’apprendre que les inégalités de pouvoir génèrent des souffrances, et qu’il suffit de se mettre « à la place » de la victime pour cesser d’être cruel. On le voit grâce aux verbes au futur qui accompagnent les comparatifs promettant une amélioration : « tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux » → le savoir et l’être vont de pair. La prise de conscience issue de l’expérience rendra le maître meilleur.

– Enfin, la scène s’achève sur des menaces. Iphicrate brandit une « épée », ligne 70, vociférant « tu ne mérites pas de vivre » ; et Arlequin répond « prends-y garde ». Ainsi débute l’expérience ; l’intrigue commence.

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Pour conclure, on a une scène d’exposition efficace à plus d’un titre.

Elle remplit sa fonction informative en apportant des premiers éléments essentiels à la mise en place de l’intrigue ;

elle séduit par sa dimension comique ;

elle campe deux personnages opposés, les figures classiques du maître et du valet ;

elle installe une tension dramatique avec un Iphicrate tragique et un Arlequin vengeur ;

elle produit des effets d’annonce ;

enfin, elle est porteuse d’une leçon universelle.

Si L’île des esclaves reste une comédie dans laquelle il n’y aura pas de morts, on pense à d’autres œuvres qui exploitent le thème du maître et de l’esclave dans une tonalité bien plus sinistre, par exemple, en 1995, le film La cérémonie, de Claude Chabrol, où deux bonnes vengeresses assassinent leurs maîtres sans scrupules.

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