Le Petit bleu de la côté Ouest, J.-P. Manchette (1976), excipit

Le Petit bleu de la côté Ouest, J.-P. Manchette (1976), excipit (LA3 – Sq2)

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Donc, pour Gerfaut, tout va bien. Cependant, les soirs, il lui arrive de boire immodérément du bourbon 4 Roses et de prendre des barbituriques et, au lieu de l’endormir, ça le plonge dans un état d’excitation amère et de mélancolie. Ce soir par exemple, après qu’il a fait l’amour avec Béa d’une façon peu satisfaisante, il est resté éveillé tandis qu’elle s’endormait, il est resté au salon à écouter du Lennie Niehaus et du Brew Moore et du Hampton Hawes et à boire encore du 4 Roses. Dans son carnet il a noté qu’il aurait pu devenir un artiste ou plutôt un homme d’action, un aventurier, un soudard, un conquistador, un révolutionnaire et d’autres personnes. Puis il a remis ses chaussures et sa veste et il est descendu en ascenseur au parking en sous-sol. Il est monté dans sa Mercedes qui avait eu besoin d’une sérieuse révision après avoir passé dix mois dans un garage de Saint-Georges-de-Didonne. Elle marche très bien. Gerfaut a rejoint le boulevard périphérique extérieur à la porte d’Ivry. En ce moment il est 2h30 ou peut-être 3h15 du matin et Gerfaut tourne autour de Paris à 145km/h en écoutant de la musique West Coast, principalement des blues, sur son lecteur de cassettes.

Il n’y a pas moyen de dire avec précision comment ça va tourner, les choses, pour Georges Gerfaut. Dans l’ensemble, on voit comment ça va tourner, mais avec précision, on ne voit pas. Dans l’ensemble, ils vont être détruits, les rapports de production dans lesquels il faut chercher la raison pour laquelle Georges file ainsi sur le périphérique avec des réflexes diminués en écoutant cette musique-là. Peut-être Georges manifestera-t-il alors autre chose que la patience et la servilité qu’il a toujours manifestées. Ce n’est pas probable. Une fois, dans un contexte douteux, il a vécu une aventure mouvementée et saignante ; et ensuite tout ce qu’il a trouvé à faire, c’est rentrer au bercail. Et maintenant au bercail, il attend. Le fait qu’avec son bercail Georges tourne à 145km/h autour de Paris indique seulement que Georges est de son temps, et aussi de son espace.

Texte complémentaire : le chapitre 24 intégral.

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